Souvenirs
D’aussi loin que je me souvienne, mon enfance est un mélange d'instants comme rigoler avec mes soeurs, jouer à des jeux de plateaux en famille, fêter des anniversaires, caresser mon chien, lire des livres… mais aussi regarder des dessins animés, jouer à des jeux vidéo, écrire sur des forums et dessiner avec une souris.
Notre capacité de mémorisation des souvenirs me semble être indifférente aux médias que nous utilisons. Elle traite l'image d'un objet dans son contexte, code les informations et les stocke dans plusieurs parties de notre cerveau. Nos souvenirs intègrent ainsi les médias de communication et d'information sans distinction, comme les prolongements de nous-mêmes1 qu'ils sont.
En me remémorant des événements passés, j'éprouve de la nostalgie. Ce sentiment est d'une certaine douceur, agréable même. Contrairement au remord ou à la mélancolie, je trouve sensé que nous cherchions parfois à ressentir de la nostalgie. Alors que le remords me donne envie de changer le passé et la mélancolie paralyse mon présent, la nostalgie en revanche me rend vivante. Ce sentiment permet de se connecter au meilleur de son passé en faisant abstraction du négatif. Cela arrive le plus souvent lorsque, par hasard, l'image d'un objet du passé refait surface.
« En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée. L’objet où elle se cache – ou la sensation, puisque tout objet par rapport à nous est sensation -, nous pouvons très bien ne le rencontrer jamais. Et c’est ainsi qu’il y a des heures de notre vie qui ne ressuciteront jamais. C’est que cet objet est si petit, si perdu dans le monde, il y a si peu de chances qu’il se trouve sur notre chemin ! »2
Comme le précise cet extrait de Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust, notre mémoire n'enregistre pas seulement des images mais plutôt notre perception sensorielle d'un moment passé. Le stimulus qui va déclencher de la nostalgie pourrait tout aussi bien être un son, une matière, un goût tant qu'il agît sur un ou plusieurs de nos sens.
Au XXème siècle, les dispositifs techniques dédiés à la communication et au divertissement ou à l'information (téléviseurs, téléphones, supports de stockage, consoles de jeux vidéos) ont connu un véritable boom. Cela s'est répercuté sur le rythme de production de design des objets correspondants. Peu à peu les designers sont entrés dans une course à l'innovation, se disputant la qualification de novateur, d’inventeur ou de révolutionnaire. Un produit nouveau ne l’est pas pour longtemps, ses performances (capacité, vitesse, fiabilité) tendent à être de plus en plus rapidement dépassées. Quelques années après qu’il ait été mis sur la touche par la version suivante, il n'est plus qu'une relique. Il y a obsolescence technique3. Ces dernières années, une nostalgie pour les objets « rétro » semble s'installer. Pour ceux qui s'y intéressent, on peut aujourd'hui retracer la diversité des designs qui ont existé, notamment grâce au dévelopement d'une Histoire du design d'objet.
Le XXIème siècle, lui, est marqué par la fusion progressive de la téléphonie, du jeu vidéo, de la télévision voire du stockage de données numériques. Tous ces services sont désormais disponibles en tant que contenus multimédias sur nos écrans. Les objets sont devenus des interfaces, plus ou moins hybrides. Qu'il s'agisse d'aller sur internet, regarder un film, jouer à un jeu vidéo ou accéder à ses dossiers, il est possible de le faire via son ordinateur, son téléphone ou sa télévision, s'ils sont suffisamment récents. C'est une implosion, la diversité des supports qui prévalait encore en 2000 s'est réduite au strict minimum, sur le modèle de l'écran de télévision en 10 ans seulement. Les supports individuels de stockage d'informations en particulier ont évolué vers une miniaturisation et si l'on en croit les adeptes du « cloud » nous pourrions nous en passer totalement.
Les objets de référence concernant nos souvenirs mêlent ce qui entoure l'écran à ce qui est affiché dessus. Il est tout à fait possible d'être nostalgique de l'esthétique d'un contenu audio-visuel car nous le percevons aussi bien que tout objet tangible. Les sites ou services sur écran sont soumis aux même règles d'obsolescence que les objets dont je parlais précédement. L'obsolescence technologique est plus que jamais un phénomène d'actualité mais, au-delà de la performance, il s'étend désormais à la notion de convivialité. Ce qui peut pousser le consommateur à renouveler ses équipements technologiques ne sera pas forcément une question de capacité mais plutôt de nouvelles possibilités d'interaction. Cela peut se produire sans que l'aspect extérieur ait été changé, on parle plutôt de meilleure expérience utilisateur (UX design) et de versions d'un même produit. À l'obsolescence technologique se combine l'obsolescence esthétique ou psychologique4.
Le marketing est particulièrement intéressé par ces phénomènes d'obsolescence qui poussent à la consommation de nouveaux objets. Une fois remplacés, les objets ou esthétiques dépassés restent capables d'activer chez nous un sentiment de nostalgie. Dans la publicité, cela fait longtemps que ce sentiment est exploité car il est capable de provoquer une pulsion consommatrice. Un nouveau domaine de recherche a même vu le jour, dans le but d’apporter des précisions sur les réactions des consommateurs : le neuromarketing.
Dans ce domaine de recherche, le matériel d’imagerie médicale (IRMf, électro-encéphalogramme, etc.) est « mis à contribution pour cerner les mécanismes neurologiques liés à la préférence, l’attention, la mémorisation et les émotions qui peuvent induire la décision d’achat. »5
Bien que le neuromarketing soit très controversé, il ne fait en général qu’apporter des preuves de l’efficacité de pratiques déjà mises en place par les publicitaires.
D'après leurs recherches, Olivier Droulers et Bernard Roullet estiment que « le fait d'observer (au niveau macroscopique) n'a jamais influé ou modifié le sujet d'observation. Affirmer que la découverte de certaines activations cérébrales sous certains stimuli commerciaux est le premier pas vers une manipulation pure et simple, relève de l'affabulation ou de l'ignorance. »6
Quoiqu'il en soit la manipulation des consommateurs est le fonds de commerce des publicitaires. Dans une industrie visant à la consommation de masse tout objet ou produit culturel dépassé reste une aubaine car il peut être remis au goût du jour en un claquement de doigt. Les tendances se succèdent plus rapidement que jamais, exploitant les souvenirs les plus populaires comme source d'inspiration.