Au lycée, j'ai choisi de suivre l'option Arts Appliqués. Nous réalisions le plus souvent des planches A3 d'étude de cas ou de proposition créative ; du titre aux illustrations, tout était réalisé à la main. Même si c'est une pratique intéressante, je trouvais cela désuet. Quand j'ai atteint le niveau des études supérieures, j'ai enfin eu l'autorisation, tant attendue, de passer à la CAO. Aujourd'hui, je passe plus de temps assise devant mon ordinateur que n'importe où ailleurs. Même si carnet et crayon restent indispensables pour certains projets, les logiciels sont devenus mes principaux outils de travail.


Les technologies numériques s'insèrent de manière quasi-naturelle aux processus de création pour qui a vécu avec depuis la plus tendre enfance. Elles présentent de nombreux avantages : réversibilité, reproductibilité, programmation de tâches... Toutes ces qualités proviennent de la virtualité de ces technologies. Elles semblent surtout apporter au designer ou artiste de l'efficacité dans sa production. Ces nouveaux outils promettent une facilitation de l'exercice, du moins si l'on prend le temps d'apprendre à les maîtriser et à faire avec toutes les nouvelles contraintes techniques qui les accompagnent. Ils le promettent tant et si bien qu'il devient difficile voire impossible d'y échapper dans le monde professionnel du design.


« Il y a eu une mutation brutale des pratiques professionnelles. Le graphiste est aux commandes d'un poste de travail destiné à la création ou opération de fabrication. »1


D'abord à l'aide de scanner et de photocopieur puis à l'aide de logiciels outils ou de programmation de plus en plus poussés, artistes et surtout designers ont intégré le numérique à leur processus de création dans une évolution logique de leur domaine. On peut aujourd'hui faire appel à deux types de design numérique : le design numériquement assisté (utilisation des outils numérique) et le « Digital design » où le numérique est à la fois présent dans le processus et le seul moyen d'affichage du produit final. La performance des technologies numériques pour la conception d'images et d'animations a amené les graphistes à produire de plus en plus d'images virtuelles ; c'est-à-dire d'images qui n'existent pas en dehors de l’appareillage informatique où elles viennent au monde2. La réalisation croissante de génériques et d'habillages TV accompagne l'inflation d'une consommation de ces signes et images numériques.


Le numérique se prête particulièrement bien à une utilisation par les graphistes du fait de l'importance qu'il donne à l'image. Des interfaces graphiques aux sites web en passant par les jeux vidéo, l'image paraît dominer. Avec la transition numérique3 d'une grande partie des activités humaines, on observe une numérisation massive de tous types de contenus. Avec quel effet sur nos images, nos objets, nos textes ?


« En typographie, vers 1990, la mise au point du langage Postscript amène l'interprétation d'un dessin par ses contours. Cela ouvre la voie à la numérisation généralisée des typographies existantes et à la création illimitée d'alphabets. Il y a un grand engouement pour le dessin de lettre qui se renouvelle. »3


Des lettres aux formes inédites surgissent et leur utilisation, qui relève parfois du pur effet visuel, amène à se poser des questions sur leur nature qui semble se rapprocher plus de celle de l'image. Mais puisque l'image est numérique sa nature véritable ne serait-elle pas plutôt une suite discrète de 0 et de 1 ? Langage, nombres et images, les frontières se brouillent au sein de l'espace virtuel de nos écrans.


« La matière calculée est d'abord un ensemble d'idéalité, d'être de raison, relevant des langages de programmation. »4


Bodyprint
Bodyprint of Marsha Sokol - Sonia Sheridan.
Tableau Vera Molnar
Lorsque quatre carrés se touchent - Vera Molnar.
Algorithmic Drawings, Textiles and Tapestries - Joan Truckenbrod.

Les logiciels qui servent à produire des images numériques ont été conçus par des programmateurs. Tout environnement virtuel interactif a pour source un langage écrit et dicté par eux. Il est du rôle des designers du numérique de rendre ces environnements accessibles, attrayants et intuitifs. Ils jouent le rôle de médiateur, de pont, entre les informaticiens et le public :


« Les interfaces graphiques transforment le monstre de calcul informationnel en un monde anthropomorphe d'image à manipuler. »5


Cette idée de médiation par l'image nécessite une maîtrise des logiciels correspondants et un minimum de connaissances en langage de programmation. Comprendre le travail des programmateurs pour un graphiste aujourd'hui, c'est comprendre comment s'organise et se construit ses outils et l'affichage de ses réalisations. C'est aussi apprendre ce que les choix laissés aux utilisateurs-consommateurs et utilisateurs-créateurs sur des logiciels sont le fruit d'une réflexion qui se produit en amont.


« Manier un logiciel pour un artiste c’est se confronter à une certaine conception du monde. Ainsi Photoshop présuppose une certaine histoire de l’art, Word une certaine idée de l’écriture et de l’idée de brouillon. Il en est de même pour les logiciels 3D […] puisqu’ils ont comme objectif de reproduire d’une façon vraisemblable une réalité partagée. »6

Nombres Vert
Matrix - Lana et Lilly Wachowski.
Inverse Paint
Inverse Paint (software) - John Maeda.
Vase
JUG - Laureline Galliot.

La création numérique ne nécessite pas obligatoirement des bases en langage de programmation. Les entreprises proposent même des applications plus légères que les logiciels, utilisables par les amateurs. Néanmoins pour les graphistes qui travaillent sur ordinateur, choisir ses logiciels de prédilection, c'est choisir ses outils. On peut comparer un logiciel à une trousse à outils plus ou moins complète et composé d'éléments plus ou moins intuitifs. Certains logiciels propriétaires sont très complets voire multi-tâches pour que l'utilisateur ait tout « à portée de souris » et ainsi éviter qu'il utilise un logiciel concurrent. L'utilisation d'un même logiciel par un large public s'accompagne d'un florilège de tutoriels permettant à encore plus de personnes de produire (voire reproduire) des images en utilisant non seulement les mêmes outils mais aussi les mêmes techniques.


Si on va encore plus loin, on peut apercevoir chez bon nombre de créateurs une propension à utiliser les mêmes outils ou bien à rester sur des interfaces similaires entre plusieurs logiciels conçus par une même entreprise. Cela peut mener à une certaine frilosité, voir même une aversion, envers d'autres logiciels dont l'interface serait trop différente. Les utilisateurs-créateurs produisent dans ce cas un besoin de similarité des interfaces peut répercuter jusque chez les concepteurs de logiciels comme une contrainte. Cet état d'esprit peut amener des graphistes à produire, avec les mêmes outils, sur les mêmes interfaces et avec les mêmes techniques, des images finalement similaires. Ces images numériques seront probablement rediffusées, partagées sur les réseaux les plus populaires, comme Instagram ou Pinterest et servir de source d'inspiration pour de futures créations. Un cercle vicieux se dessine …


Les logiciels libres proposent une alternative. Leur principal attrait est d'être gratuits et sous-licence libre. Contrairement aux logiciels propriétaires leurs concepteurs ne cherchent pas à ce que leur produit soit extrêmement populaire, mais offrent un terrain favorable à l'expérimentation, aux découvertes, aux hybridations... On peut voir ces logiciels comme des briques à assembler pour produire des images provenant d'outils différents et apportant par là la possibilité d'esthétiques nouvelles.

affiche
Screenshot projet Balsamine - OSP (Open Source Publishing).
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