Les écoles supérieures d'art proposent plusieurs cursus qui se recoupent sous certains aspects. D'abord plus intéressée par le design produit, j'étais séduite par l'idée de produire des objets en volume. Après quelques années j'ai commencé à glisser dans l'univers du design interactif, de l'animation et du graphisme d'une manière générale. Formes et couleurs s'organisaient pour moi d'une façon plus intuitive et efficace à l'écran. Néanmoins j'ai toujours recherché les passerelles qui feraient le lien entre un travail graphique et des réalisations en volume par exemple avec le vidéo-mapping, la découpe laser ou l'impression 3D.


La génération des natifs du numérique (« digital native ») n'a, pour la grande majorité, aucune difficulté à effectuer toutes sortes d'actions, de la recherche à la publication, avec les outils numériques. L'omniprésence de ces outils dans le monde professionnel et le divertissement les banalise au point qu'il devient de plus en plus inutile d'en préciser l'utilisation. CAO, PAO, design numérique, art numérique, formulaire numérique, jeux vidéo numériques... font désormais partie de nos usages. L'adjectif tend même à se perdre à mesure que le « tout numérique » se propage et s’installe dans notre environnement. D'adjectif qualificatif, le mot devient un nom générique : le numérique. Son omniprésence dans la chaîne de production ainsi que son efficacité remarquable l'ont rendu incontournable pour les professionnels. Il devient une habitude, des outils et des services auxquels on fait appel sans se poser de question, le numérique fait partie du paysage quotidien.


On considère parfois que les personnes nées après les années 80 ont un don inné pour se servir des nouvelles technologies. La réalité est plus simple : les médias numériques faisant partie de notre environnement familier, ils ont imprégné notre apprentissage dès le plus jeune âge. Il n'est pas question d'un don particulier, comme il n'est pas question d'outils, médias ou services « magiques ». D'un autre côté, un certain nombre de personnes ont été confrontées à l'obligation professionnelle de faire une transition numérique dans leur activité. Celles qui n'éprouvaient pas a priori d'intérêt particulier pour les technologies numériques, se sont heurtées bien souvent à une transition non souhaitée et de ce fait difficile. Globalement, on peut y percevoir un désenchantement, une désillusion, le sentiment que les promesses de l'innovation étaient un leurre. Le numérique, dès lors qu'il est devenu obligatoire d'y recourir et impossible de s'en émanciper complètement, a commencé à perdre son attrait et son pouvoir de fascination.

digital obsession

De plus, l'ordinateur, devenu en quelques décennies notre principal outil de travail, s'est transformé en interface à services. Ces services ne se limitent pas à la sphère professionnelle, ils organisent nos relations sociales ou peuvent veiller sur notre santé par exemple. Depuis la même interface, il est désormais possible de faire le suivi de son activité physique, consulter ses e-mails, suivre sa série préférée, et faire un virement à son propriétaire. Dans une économie de l'information devenue une économie de l'attention, les interfaces multi-services sont devenues de redoutables capteurs d'attention. Leur design a même évolué dans l'idée d'en faire de simples fenêtres sur leurs contenus : finesse, légèreté, écran, clavier virtuel...


« A posteriori, nous pouvons constater les changements de code esthétique et de pensée d'une culture, quelle qu'elle soit, en observant ses architectures, objets et usages passés. Par exemple, aussi banal soit il aujourd'hui, le HLM porte en lui l'héritage de la mathématisation de l'espace visuel. »1


La production créative des designers a toujours suivi la technique et donc les évolutions technologiques récentes qui sont à leur portée. À chacune des grandes avancées technologiques il y a eu des bouleversements dans la façon dont les designers ou artistes réalisaient leurs productions : invention de l'écriture, de l'imprimerie, de la photographie, du cinéma... Pour la société, le changement peut être considéré comme plus profond, car en touchant, chez une majorité des individus, des aspects importants et/ou quotidiens de leur vie, la technique peut modifier les schémas perceptifs et cognitifs.


« Achim Menges, Director of the Institute for Computational Design (ICD) at the University of Stuttgart, argues that emerging technologies […] challenge […] how we think about the genesis of form, tectonics and space. »2


La numérisation de masse et les images virtuelles redéfinissent à leur tour notre perception du monde. Les images de synthèse sont des algorithmes rendus visibles dans un espace virtuel, c'est-à-dire à l'état de simple possibilité, sans se matérialiser. La numérisation, elle, transforme notre réalité matérielle en informations binaires, de sorte qu'elle peut être appréhendée par les machines numériques et affichée ensuite sur nos écrans. Durant la transition vers l'ère numérique, on s'est mis à produire avec et pour un monde qui nous est rendu visible par l'image et avec lequel nous interagissons par le biais du toucher. Nous naviguons sur les interfaces graphiques avec une souris ou par interfaces tactiles : nous touchons, manipulons des images de manière fluide et quotidienne. Avec des interfaces minimalistes et des noms trompeurs comme le « cloud » il est aisé d'oublier la matérialité qui leur est sous-jacente : ordinateurs, serveurs, réseaux électriques...


Cependant il y a chez les artistes un retour significatif de questionnement sur la matérialité de nos technologies. Des productions mettant en œuvre des écrans déconstruits ou des fractures dans des projections vidéo, amènent les spectateurs à prendre conscience de la matérialité des écrans ou interfaces. Dès lors qu'on prend du recul et qu'on cesse d'être hypnotisé par les images visibles à leur surface on peut envisager la matière déjà donnée, l'extraire et se l'approprier. C'est ce que propose le mouvement artistique du post-numérique (ou post-digital). Ce n'est pas un rejet mais l'utilisation d'un matériau, devenu banal à notre époque.


« On pourrait parler d'un art au-delà du digital, il n'est plus question de net art, néanmoins cela reste des œuvres qui n'auraient pas existé sans la révolution numérique. Les œuvres du net art sont un usage détourné du web visible uniquement - bloqué par leur nature - sur écran. En revanche les œuvres post-numériques ont à nouveau une forme tangible qui leur permet de réintégrer facilement l'espace des galeries. »3


Avec l'évolution d'Internet et du numérique d'une manière générale, les images ne sont pas les seules à avoir subi une mutation. Les objets, au cours de leur numérisation, de leur simulation en 3D, ou de leur fabrication ont évolué. De nouvelles typologies d'objets ont pu voir le jour à travers le recours aux outils numériques.


La réalité augmentée et l'impression 3D sont récemment arrivées entre les mains des designers et étudiants en design. Des expérimentations et réalisations ont commencé à voir le jour aux côtés des installations interactives dans les festivals et musées. Alors que le l'ère numérique a jusque-là mis l'accent sur l'image (photographies, illustrations, icônes...) et l'image animée, un glissement pourrait se produire vers l'objet. La réalité augmentée mélange notre univers tangible rempli d'objets aux images numériques, le plus souvent en 3D pour que la simulation s'intègre correctement. Les objets 3D sont un entre deux, à la fois rendu visible et manipulable en tant qu'image numérique mais façonnable selon des logiques de construction qui permettent leur réalisation physique en tant qu'objet. Par le biais de l'impression 3D, il y a matérialisation de ces images 3D, développées dans un univers virtuel. Ces nouvelles techniques, réalité augmentée ou virtuelle et impression 3D portent en elles des utopies et dystopies qui prennent vie dans de nombreux récits de science-fiction et les rêves des transhumanistes.


« Cette dernière (impression 3D) ravive le rêve d'une auto-génération de pièce sculptée, vivante et autonome. »4


Pour ne pas tomber dans une nouvelle fascination de l’outil et une surenchère technologique, des artistes et designers travaillent à leur intégration dans nos processus et réflexions pré-existantes.


« Le concept « d'artisanat numérique » vise l'hybridation de techniques traditionnelles (tissage, céramique, etc.) avec des processus numériques de conception et fabrication. »5


Il est possible d'y voir une tentative de reconnexion des objets hybrides mi-traditionnels mi-innovants à l'aura dont parle Walter Benjamin6. Il associe l'aura de l'objet au concept de tradition, perdu au fil d'une évolution vers la standardisation et la production sérielle des œuvres. L'hybridation de systèmes innovants et traditionnels pourrait diriger ces systèmes dans une remise en question de la production sérielle au niveau mondial pour se rediriger vers une économie de l'objet produit à un niveau local. Ou bien, à l'inverse, on peut imaginer que la perte d'aura va continuer de s'étendre, le traditionnel et son aura disparaissant encore plus de nos pratiques, dissous par leur hybridation avec les nouveaux systèmes.


D'une façon ou d'une autre, l'artisanat numérique recherche une évolution, un réinvestissement du matériel ancien, sans tomber non plus dans le piège d'un retour au passé. Dans une société, pour que la création et l'assimilation de nouvelles connaissances (ou usages) se passe en douceur, il est nécessaire de l'hybrider au pré-existant. Dans le cas contraire c'est un passage en force d'une nouvelle façon de penser (ou faire) et donc de nombreuses crises à la clé.


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Return of the broken screens - Emilie Brou et Maxime Marion.
Ipad installation
Oasis max life - Emilie Brou et Maxime Marion.
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Work Hard, Play Hard ! - Laura Normand.
Impression 3D Mickeys
Every Mickey - Matthew Plummer Fernandez.
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Sketch furnitures - Front design.
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