SEUILS ET DÉTOURS
Le présent mémoire est pour moi l’occasion de comprendre le processus de travail, longtemps resté sans mots et sans explications de par son instinctivité, qui sert ma pratique du design graphique. Cette méthode, développée depuis presque cinq ans, s’articule autour de confrontations, de tissages, de transversalités, de (re/dé)montages d’éléments hétérogènes aussi bien dans leurs matérialités que dans leurs spatialités ou temporalités. Les hétérogénéités dont j’use, et que je consomme, sont principalement des images empruntées – d’archives, cinématographiques, trouvées, données, glanées ça et là – utilisées à la fois pour ce qu’elles véhiculent et comme matériaux ; ainsi que de nombreuses lectures utilisées comme sources de mots ou de concepts. Cette matrice en constante augmentation me permet d’échafauder des mises en scène visuelles transdisciplinaires, dégageant et traduisant les liens, formels ou d’idées, que je vois. Je fais le plus souvent prendre corps à ces nouvelles narrations à travers des objets éditoriaux – la forme par excellence de l’atlas comme nous le verrons – car ils me permettent de regrouper et de témoigner, dans un même espace, le déploiement de mes (re/dé)montages mentaux. Ce territoire est pour moi le mieux adapté formellement pour exprimer les « passés cités »→ 1 que je manipule et tous leurs sédiments-héritages, s’activant grâce à une gymnastique du regard, de la pensée et de l’imaginaire. L’écriture – la méthode – visuelle que je développe est en fait un mode de réflexion permanent et quotidien. Ma fascination quant aux images et à leurs discours m’a amenée à creuser toujours plus dans leurs histoires, leurs mécaniques, à m’enfoncer toujours plus en profondeur dans les images elles-mêmes. Car les collectionner, les archiver ne suffit pas, il faut les ouvrir, les décortiquer, les maltraiter parfois. Une image seule n’a pas de sens ni d’existence, elle renvoie sans cesse à d’autres images, ainsi qu’à d’autres éléments satellites comme des lectures, des discours, des pensées.
« L’Imagination n’est pas la fantaisie ; elle n’est pas non plus la sensibilité, bien qu’il soit difficile de concevoir un homme imaginatif qui ne serait pas sensible. L’Imagination est une faculté [...] qui perçoit tout d’abord, en dehors des méthodes philosophiques, les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies »→ 2
La collection, prise à la fois dans une définition générale d’action de rassemblement et d’assemblage et dans une définition plus institutionnelle, sera ici employée comme point de départ – presque comme prétexte – mais aussi comme figure alternative singulière nécessaire aux mécaniques de ré.organisations de la pensée. Cette figure – doublée d’une vocation mémorative – est possible grâce aux deux significations qui la caractérisent, et qui, au fil du temps, se répondent, se détachent et évoluent. Entendue comme élément intellectuel, la collection serait un matériau, une base dans laquelle puiser, permettant d’opérer à un glissement vers le savoir et la connaissance tout en créant et mettant en action des dispositifs polymorphes originaux afin de traduire des modes de réflexion.
« Faire collection, c’est faire œuvre [...] »→ 3
La figure de la collection sera explorée historiquement depuis son origine, permettant ainsi de montrer la relation étroite des deux définitions qui la spécifient tout en montrant les changements opérés au cours des siècles, que se soit sur la collection elle-même (types, classement, lieux, etc) ou sur le collectionneur (statuts, rapports à la collection, etc). De ces changements, le musée se dégagera comme espace indispensable à la collection de type œuvres d’art mais aussi comme espace de volonté pédagogique et éducative, révélant toutefois certains paradoxes. Les nouvelles relations quant à l’œuvre d’art, liées à l’essor des musées et des reproductions de masse, seront abordées par le biais du concept de Musée imaginaire établi par André Malraux et du déplacement qu’il opère quant à l’outil photographique, devenant une écriture mais également un processus à la fois de création et de distanciation. L’objet-livre qui en découle sera vu comme le manifeste du dispositif complexe mis en action par l’auteur. On remarquera que la collection tend à une vocation mémorative. Cette dernière est pleinement active dans la discipline de l’archivistique et des archives, que l’historien détourne et exploite malgré le fait que les documents soient l’objet d’un choix censé être objectif. Nous signalerons également qu’un décalage de la vocation mémorative est possible à cause des limites de ces choix objectifs, ainsi qu’à cause de la manière dont sont utilisés les documents. Afin de mieux comprendre les dispositifs polymorphes de mises en scènes – visuelles – du savoir et leurs mécaniques de ré.organisation de la pensée, des personnalités comme Cesare Ripa, Aby Warburg, G.J. Hoogewerff, et Erwin Panofsky nous permettront de parvenir, dans une approche historique, à l’iconographie, l’iconologie et l’histoire du visuel. Les réflexions développées par Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique accompagneront aussi nos propos, relativement à l’aura de l’œuvre, sa reproduction et sa transmission, les nouvelles approches que l’on en a. Dans la continuité de la réflexion de Walter Benjamin, l’image cinématographique sera abordée comme nouvelle perception de la réalité, du monde et de l’Histoire. Nous nous arrêterons sur le procédé technique du montage et les possibilités que celui-ci offre quand il est employé en tant que méthodologie citationnelle→ 4, instaurant par conséquent une prise de position ainsi qu’une distanciation – et par extension une posture de stratège et de stratigraphe. Nous en arriverons au dispositif polymorphique de l’atlas initié par Aby Warburg, outil intellectuel éclatant la chronologie et réceptacle de la pensée compositionnelle, de la pensée dispersée ; mais faisant aussi de la collection une procédure, un appareil de travail.
Ce voyage sera tout du long ponctué par la figure plurielle du graphiste, de son rôle face à l’image et par les outils divers qu’il déploie avec et pour elle. Aussi, un nombre important de citations – d’une longueur plus ou moins vaste – jalonnent et ponctuent l’ensemble des propos, elles m’ont accompagnées chacune à leur manière et témoignent du rapport intense à la lecture qui est le mien. De ce fait, il est important que ces citations soient apparentes car elles font partie intégrante de ma réflexion.
PROCÉDURE ACCUMULATOIRE
La collection est, d’une manière générale, définie comme l’action de recueillir, de réunir, d’amasser, de rassembler, ou, d’une manière plus institutionnelle, un « ensemble d’objets naturels ou artificiels [...] soumis à une protection spéciale et exposés au regard dans un lieu clos aménagé à cet effet »→ 5. Pourtant ce mot et ces explications même ne portent pas toute la complexité et les strates multiples du terme collection. Comme pour la plupart des dénominations, on retrouve une définition englobante ainsi qu’une ou des définitions relevant de cas spécifiques. Malgré ces précisions auxquelles nous devons nous rattacher comme à une sorte de vérité suprême, tout un chacun a sa définition propre d’un mot – bien qu’en relation étroite avec celle de cette vérité suprême – en rapport avec ses aspirations, sa sensibilité et sa façon d’appréhender le monde. C’est pourquoi les mots ont un impact différent suivant l’individu à qui l’on s’adresse, ils ont quelque chose de biaisé : il y a comme une perte du mot, de son sens, comme si le fait de le prononcer le laissait incomplet ou amputait la charge personnelle que l’on y met.
« On « lit » les images avec ce dont on dispose comme outil de lecture, à savoir le langage. Mais souvent, il y a quelque chose qui résiste à cette traduction. C’est comme lorsqu’on raconte un rêve : les mots trahissent invariablement les images du rêve. Alors on pourrait penser que ce qui échappe au langage n’échappe pas aux images, et que le meilleur outil pour aborder les images serait d’autres images »→ 6
En plus du problème que pose le mot en lui-même, de son sens et de sa signification, le terme collection engendre d’autres (éternelles) interrogations. Pourquoi collectionner ? Qu’est-ce que l’on peut collectionner ? À partir de quel moment et dans quel.s cas peut-on employer le terme de collection ? Une collection est-elle forcément portée sur des objets matériels ? Et dans le cas contraire, quelle est sa valeur et comment la montrer ? Aussi, les motivations quant à l’action de recueillir, réunir, amasser, rassembler sont autant diverses que variées, comment pourrait-on expliquer réellement cet acte ?
La collection est et a quelque chose d’instinctif, ce qui explique le panel presque infini des objets accumulés. Elle pourrait être une extension de soi, un moyen d’exprimer autrement les choses que l’on porte en soi – de sortir ce monde interne singulier dans le monde externe. Collectionner, c’est prendre et occuper l’espace du monde, c’est se donner une place dans le monde.
« La scène du collectionneur [...], ce n’est pas son appartement, c’est le monde. Il faut bien se dire que pour lui l’essentiel de sa collection n’est pas chez lui – sa collection est à venir, encore dispersée aux quatre coins du monde [...] »→ 7
Les œuvres d’art – un objet physique en deux ou trois dimensions et qui a une fonction esthétique – ont une place singulière dans le champ de la collection – en raison de la valeur commune, subjective et supérieure que l’on attribue au monde des arts. L’acte de collectionner nécessite le plus souvent un espace, une zone définie qui dépend du type et de la taille de cette collection. Cette dernière – étant instinctive et universelle – existe et suit l’Homme depuis son apparition, d’abord sous une forme rudimentaire.
« Au commencement donc était le Musée. Les habitants de la grotte de l’Hyène sont les premiers, à notre connaissance, a l’avoir fondé : une collection de choses qui leur sont apparues remarquables, au point d’être ramassées, amassées – trésors, bric à brac – comme telles, inutiles, comme telles, exposées au regard, admirables : à ce commencement-là, le musée de « nos prédécesseurs zoologiques » s’institue comme monde et représentation ; comme monde, dans la mesure précisément où, comme l’écrit Leroi-Gourhan, la grosse coquille spiralée d’un mollusque de l’ère secondaire, le polypier en boule, ou les blocs de pyrite de fer ne sont à aucun titre des œuvres d’art, mais des produits d’une Nature-artiste ; comme représentation dans la mesure où ces choses avec leurs formes bizarres [...] se dégagent par là des régularités du monde pour apparaître les délégués exceptionnels d’une puissance naturelle de forme. [...] Ainsi au commencement, avec la collection des ces mirabilia, la plus haute mission culturelle du Musée est d’emblée affirmée : assurer communication et échange entre les vivants et ce qui n’est pas, ici-maintenant, objet de consommation ou d’appropriation ou instruments à ces fins, mais ailleurs dans l’espace, dans le temps ou dans un autre espace et un autre temps, les puissances de l’absence, des morts et de l’au-delà, celles des dieux, des ancêtres et des spectres, puissances mystérieuses et secrètes, n’étaient ces représentants que sont une coquille, un fossile, un cristal de quartz par où elles se manifestent et se donnent à voir »→ 8
Pour la collection type œuvres d’art, le musée est cet espace, cette zone définie. Cependant, avant qu’il ne prenne la forme qu’on lui connait aujourd’hui, le musée a suivi, au fil des siècles, un long circuit cadencé de nombreuses transformations. Dès l’Antiquité, les Temples dédiés aux divinités regorgent de trésors (offrandes ou oboles), riches collections d’objets divers – statues, statuettes, peintures, etc – qu’il ne faut en aucun cas toucher mais absolument regarder car ils contribuent à la grandeur, à la solennité et à l’immunité des déités. Ces Temples-musées concilient le spirituel et l’art d’un simple regard, mélange d’adoration et d’admiration, conciliation que l’on retrouve toujours dans nos musées actuels. Les Temples se voient également remplis, en partie, de butins de guerre, de trophées exposés publiquement, synonymes, d’après Louis Marin, de « la force et du pouvoir qui ont permis de les conquérir, de la puissance qui a été le moyen de leur acquisition ». En fait, cet amassement d’objets pillés est la manifestation d’un pouvoir : exhiber publiquement ces objets c’est, et les mettre en représentation, et mettre en représentation le pouvoir et sa puissance, signe de protection divine. De ces collections publiques – sacrées – découlent des usages stylistiques et artistiques, menant à des demandes, des commandes et donc à ce qu’on pourrait appeler les prémices du marché de l’art (les collections des familles princières – profanes – vont, par exemple, servir de prospectus de vente). L’accumulation des trésors de l’Église et des Temples devient une réserve de matières précieuses. Un tournant va s’opérer après la prise de Constantinople par les Croisés en 1453 car, parmi les objets-trésors ramenés en Occident, se trouvent bon nombre d’antiquités. Ces dernières surviennent au moment où l’attrait pour la période Antique commence à s’accroître en Italie. De par le contenu des trésors ramenés de Constantinople – notamment les pierres gravées – émerge une nouvelle posture, plus personnelle, envers ces objets. Les trésors deviennent alors collections particulières, et ce dans deux milieux spécifiques : les lettrés (principalement des notaires) et les familles princières. Du goût exacerbé pour l’Antiquité de cette époque émane une volonté de préserver, d’étudier et d’admirer ces vestiges, volonté qui s’étendra par la suite aux cours. En plus de témoigner de la puissance et du pouvoir de son propriétaire, la collection atteste dès lors de son savoir et de son goût.
« Ce qui était un vestige, un reste, voire un débris ou un déchet, accède ainsi à une nouvelle dimension de signification sans doute inconnue jusque là et, ceci expliquant cela, à une nouvelle forme de reconnaissance, bien différente de l’invention de la relique dont souvent un miracle venait attester la crédibilité ; une reconnaissance qui, au-delà de leur « valeur esthétique ou artistique », s’exerce quant à leur contenu de connaissance d’un passé dont les productions culturelles, par ce geste muséographique même, (c’est-à-dire de conservation et d’inscription dans une archive et une mémoire) sont transmutées en modèles axiologiques, en paradigmes sociaux et éthiques pour le présent. Nouveaux objets, nouvelles significations, mais aussi nouveaux groupes sociaux porteurs de l’intérêt pour les uns et les autres : ainsi les humanistes qui ne sont définis socialement et culturellement ni par leur profession ni par leur appartenance à une institution, mais par leur connaissance révérentielle des litterae antiquiores. Et c’est finalement sous l’influence de ces groupes que des cours princières, celles des Médicis à Florence, de Mathias Corvin en Hongrie, celles des papes Paul II, Jules II, Paul III, celles des rois, accueillent les antiquités [...] »→ 9
Ce modèle fait place, dans la seconde moitié du XVe siècle, à un nouveau, bien que les trésors persisteront encore longtemps : les tableaux entrent désormais dans les objets de collections particulières. Le fait de passer des trésors aux collections, ainsi que l’entrée des tableaux dans ces dernières, tend à l’apparition de quatre grands types de collections qui se différencient par leurs contenus.
« Les unes se concentrent sur l’art de leur époque ou de celle qui les précède, depuis la « renaissance de la peinture » : sur les tableaux, les sculptures et notamment les petits bronzes, les « médailles modernes », les dessins, les estampes. Les autres, tournées vers l’Antiquité, sont composées de statues anciennes ou plus souvent de leurs fragments – bustes, têtes – de « médailles anciennes », d’inscriptions, vases, pierres gravées, lampes, urnes, ustensiles. Dans les troisièmes, on trouve des minéraux, des coquilles, des os ou des squelettes, des fossiles, des plantes sèches, des fruits, parfois aussi des machines ou des instruments scientifiques, des productions exotiques, des armes et des habits de sauvages ainsi que des curiosités et des merveilles. À cela s’ajoute les collections de plantes vives. À chacun de ces types qui se présentent en plusieurs variantes et auxquelles il arrive fréquemment de se mêler les uns aux autres [...] »→ 10
Les princes italiens conçoivent l’idée d’un rassemblement dans un lieu spécifique et optimal, exposé aux regards des personnalités, voyageurs ou artistes éminents de l’époque : pour les tableaux et les statues, la galerie ; pour les objets de petites dimensions, le studio ; pour les produits de l’art ou de la nature, le cabinet et pour les plantes vives et certaines œuvres d’art, le jardin. Ces cabinets remarquables – privés ou particuliers – de curiosités et d’art annoncent le concept de musée des arts en mêlant les notions d’œuvre d’art, de collection et de public mais aussi, selon Krzysztof Pomian, les « expressions d’une curiosité encyclopédique qui vise à ouvrir au regard le tout de la création, à projeter le macrocosme dans le microcosme, à enfermer l’univers entier dans l’espace d’un studio adapté à cet effet par son architecture et plus encore à son décor ». Ils étaient avant tout une monstration d’appartenance sociale, des marqueurs hiérarchiques, asseyant supériorité, distinction et influence par le pouvoir, et donc l’exercice d’un certain contrôle dans la vie politique. Le mécénat est un autre visage de ce contrôle et de cette influence car il permet calquer les conditions matérielles restituant les œuvres d’art tout en établissant de nouvelles conditions qui rendent possible la création de nouvelles œuvres et d’en soutenir le développement, ou comme le dit Pissarro : « derrière chaque amateur [collectionneur d’art] se cache un profiteur ».
Aux grands types de collections correspond en fait un milieu social particulier. Cependant, les collectionneurs les plus importants – et ce malgré leurs positions sociales différentes – sont ceux appartenant à la Respublica Litteraria ou République des Lettres. Leur importance n’est pas que numérique, ils influent de façon conséquente les autres collectionneurs.
« Savants souvent renommés, auteurs ou plus rarement professeurs connus dans leurs villes, leurs pays, voire dans tous les pays d’Europe, parfois conseillers des princes, presque toujours personnages influents, ils attirent l’attention sur certains objets ou certaines classes d’objets, en proposent des explications, en discutent, en établissent des rapports avec les autres. Ce faisant, ils mettent ces objets en valeur et modifient à terme la composition des collections en y faisant entrer des productions naturelles et des œuvres d’art qui, auparavant, passaient inaperçues. Porteur d’une autorité que confère le savoir, ils infléchissent d’autre part le goût et les intérêts des commanditaires des œuvres et modifient l’orientation des artistes eux-mêmes. Ils sont donc les promoteurs des innovations qui changent l’attitude des autres à l’égard de la nature, du passé et de l’art »→ 11
Aussi, la République des Lettres étudie les objets compris dans les collections, contrairement aux cours qui elles visent le plaisir du regard des spectateurs. Ce statut de chercheur engage de nouvelles transformations de la collection et de son contenu, entre autres la manière de classer et d’exposer les objets entre le XVIe et le XVIIIe siècles. Il engage parallèlement une compréhension du passé – des vestiges retrouvés – via des documents écrits et des instruments divers. Au cours du XVIIIe siècle, le collectionneur se tourne de plus en plus vers ce qui est à sa portée comme les plantes, les animaux ou minéraux, qui se trouvent dans son environnement : les collections se mettent alors sous la coupe de l’histoire naturelle. De ce fait, la préoccupation du classement – pour le moment historique, chronologique – devient d’une importance primordiale.
Les efforts croissants d’ouvrir les portes de la collection au public, dans une intention d’éducation et d’enseignement, transforme cette dernière en musée, phase presque finale d’une longue mutation de la collection, exposée dans Fragments d’histoires de musées : « Alors que le « curieux », visiteur des Wundes ou Kunsckammeren ne vise que son plaisir, fut-il celui de l’amateur, du collectionneur ou de l’érudit, alors que le cabinet de curiosités consacre un hédonisme du savoir, une jouissance de la connaissance nés d’une surprise, d’un émerveillement ou d’une fascination presque toujours ponctuels, presque toujours singuliers, le Musée se veut et s’affirme comme le lieu exalté d’un didactisme encyclopédique dans son contenu, rationaliste et nationaliste dans son idéologie et universaliste dans sa destination [...]. »
Le déplacement des collections vers la dimension maïeutique qu’est l’espace du musée – instrument pédagogique ouvert théoriquement à tous – se complète par la dimension scientifique du musée, support de l’histoire de l’art : la collection tend à devenir un instrument heuristique – grâce à sa transformation – que l’historien et sa discipline ajustent et structurent. Ce phénomène s’opère depuis la fin XVIIIe siècle, notamment, en France, durant les grands changements apportés à la Révolution, suivi par une hausse du nombre de musées dans la majorité de l’Europe au XIXe siècle. Malgré les tumultes politiques de l’époque, le grand projet de sauvegarde et d’exposition des arts reste une préoccupation essentielle car le musée est le cœur actif des projets socio-politiques d’une volonté culturelle.
« Si l’on considère la chronologie des siècles passés comme un livre ouvert à l’instruction et dans lequel on lit la marche des événements, on sentira la nécessité de classer les monuments selon leurs époques en suivant la ligne de démarcation que la Nature a tracée elle-même. Un Musée doit en conséquence avoir deux points de vue de son institution, vue politique et vue d’instruction publique ; dans la vue politique, il doit être établi avec assez de splendeur et de magnificence pour parler à tous les yeux, et appeler des quatre coins du monde les curieux qui se feraient un devoir d’ouvrir leurs trésors pour les verser chez un peuple ami des arts. Puis dans la vue de l’instruction, il doit renfermer tout ce que les arts et les sciences peuvent offrir à l’enseignement public... [...]. En observant ce classement chronologique pour l’arrangement des Musées, ils deviennent naturellement une école savante et une encyclopédie où la jeunesse trouvera mot à mot tous les degrés d’imperfection et de décadence par lesquels les arts dépendants du dessin ont successivement passé »→ 12
Le musée se voit, au XIXe siècle, « propriété symbolique de tous les habitants d’une ville ou d’une région, voire de la nation entière [,] à condition d’en respecter le règlement, chacun peut entrer dans un musée pour le visiter et [...] chacun peut communier de la sorte avec les autres dans l’admiration pour les objets qui s’y trouvent et donc pour ceux qui les ont fait exposer. »→ 13
Le glissement des collections a aussi ses opposants, comme Quatremère de Quincy qui, quelques années après Alexandre Lenoir, écrit : « [...] Par quel étrange contre sens appellerait-on [musée/collection] ces réceptacles de ruines factices qu’on ne semble vouloir dérober à l’action du temps que pour les livrer à l’oubli ? Cessez, sophistes ignorants de trouver du plaisir dans ces ruines... Cessez surtout de nous vanter l’ordre et l’arrangement qui règnent dans ces ateliers de démolition. À quelle triste destinée condamnez-vous les arts, si leurs produits ne doivent plus se lier ici à aucun des besoins de la société, si des systèmes prétendus philosophiques leur ferment toutes les carrières de l’imagination, les privent de tous ces emplois que leur préparaient les croyances religieuses, les douces affections sociales, les consolants prestiges de la humaine ! [...] Oui, vous y en avez transporté la matière ; mais avez-vous pu transporter avec eux ce cortège de sensations tendres, profondes, mélancoliques, sublimes ou touchantes qui les environnait ? Avez-vous pu transférer dans vos magasins cet ensemble d’idées et de rapports qui répandait un si vif intérêt sur les œuvres du ciseau ou du pinceau? Tous ces objets ont perdu leur effet en perdant leur motif. »
Face à l’accroissement du nombre de musées, on pourrait supposer que les jours des collections particulières sont comptés. Pourtant, il n’en n’est rien, bien que leur intérêt pour le public soit moindre depuis que l’on peut fréquenter librement les musées, elles restent un exemple que ces derniers suivent car se sont des lieux culturels novateurs – « lieux où l’on réactualise l’art »→ 14 – dans le sens où se sont les collections particulières qui influent et orientent les directions de l’art, les marchés de l’art. Par exemple, les collectionneurs ont été les premiers à acheter et à exposer des artistes de leur époque, tandis que les musées s’en désintéressaient – et ce de façon plus soutenue à partir du XVIIIe siècle environ. Bien qu’elles aient une grande influence quant à l’art lui-même, les collections se voient déchargées de certaines fonctions – relayées par les institutions muséales – touchant surtout les modes de classement « prétendant à une validité intersubjective »→ 15. Les collections particulières peuvent traduire des sentiments – véritables portraits de leurs propriétaires – et devenir ainsi des espaces plus personnels. Aussi, c’est en fait aux collectionneurs que l’on doit les fonds muséaux, ces derniers – sous formes de dons, de legs, etc – ont en effet rempli les murs des institutions (leurs collections peuvent aussi devenir des musées à part entière comme la collection de Sergueï Chtchoukine). De plus, la collection en tant que telle se démocratise, un nouveau type se développe, plus petit, et qui a pour dessein de distraire et d’être montré à son environnement (famille, ami.e.s, etc).
La collection, dans presque tous les cas, s’amorce dans une perspective particulière, intime – le micro – et tend vers une ouverture sur le monde, une mise en commun – le macro – comme par exemple l’espace du musée. Au fil du temps, nous avons bien vu qu’elle s’articule sur d’autres fonctions et qu’elle n’est plus – tout à fait – en rapport avec le pouvoir, bien que la collection soit encore unie par certains liens avec ce dernier, ces liens sont bien différents – ou bien cachés – que ceux entretenus autrefois.
« Les musées sont certes soumis, selon les cas, à la tutelle de l’État, du Parlement ou des municipalités, qui agissent au titre de représentants des propriétaires légaux. Mais la charge en revient, en général, à une administration spécialisée qui fait construire ou restaurer les édifices où les collections sont données à voir, qui veille à ce que soit préservée leur intégrité, en finance l’accroissement, fournit l’argent nécessaire à leur entretien et emploie le personnel qui s’en occupe. Quant aux collections particulières, le pouvoir n’intervient dans leur gestion qu’en tant que garant du respect des lois [...] [qui] permettent aux colletions de survivre à leurs créateurs, tout en gardant leur autonomie »→ 16
Le musée commence donc par la collection privée, ou particulière, comme initialement les habitants de la grotte de l’Hyène qui récoltaient des objets hétéroclites sortant quelque peu de la norme, de ce qu’ils avaient l’habitude de côtoyer. Déjà à cette période, ces mirabilia étaient dotées d’un caractère sacré, d’un pouvoir symbolique par leurs possesseurs mais également d’un caractère de plaisir : plaisir de posséder de tels objets, plaisir de les regarder, plaisir de les montrer et de les partager. Un mélange d’adoration et d’admiration qui se retrouve, comme nous l’avons vu, depuis l’Antiquité – et bien après encore – à des degrés plus élevés, entre autres dus à une volonté d’étaler à la fois puissance terrestre (politique, économique, sociale, …) et puissance divine, les deux étant étroitement liées. Louis Marin emploiera même le terme « visiteur-pèlerin » pour décrire les visiteurs des musées, tandis que Krzysztof Pomian emploiera une forme plus poétique pour décrire le contenu des collections et des musées : « […] ce sont les figures de l’infini qui apparaissent les unes après les autres, sans que les postérieures supplantent les antérieures. L’histoire des collections est en fait une histoire des rapports [...] avec l’invisible. »
On peut alors se demander, au vu de son histoire, si l’acte de collectionner n’est pas inhérent à la condition humaine. Ce désir d’ouverture sur le monde, de mise en commun étant à l’origine du musée, l’institution muséale devient aussi lieu de mémoire et remplit pleinement sa visée pédagogique et d’enseignement. Malgré cette ambition éducative, un paradoxe s’opère, soulevé par Pierre Bourdieu principalement. En effet, l’accès à la culture – musées, bibliothèques, écoles, etc – devrait permettre aux personnes, aux étudiants surtout, de milieux sociaux les moins aisés et les moins cultivés de pouvoir palier à leur manque de compétences culturelles, or ces compétences ne sont pas universellement partagées. En fait, d’après les statistiques et les enquêtes menées par le sociologue, ces milieux sociaux se trouvent désemparés face aux œuvres renfermées dans les musées. Aussi, ces individus ressentent même le sentiment de ne pas être à leur place dans de tels lieux, que cela les dépasse, et ce sentiment va, la plupart du temps, les amener à un genre d’ostracisme culturel du fait qu’ils ne se sentent ni aptes ni compétents à recevoir cet enseignement. Ce dernier étant un investissement de temps et souvent d’argent, ce sont les milieux aisés, déjà empreints d’une certaine culture, qui en bénéficient. Les disparités face à la culture des différents milieux sont en réalité présentes dès l’école qui reproduit les inégalités de la société, elle va même privilégier les étudiants des classes favorisées, détenant et disposant depuis leur naissance du vocabulaire – familial et social – nécessaire à la compréhension d’un patrimoine dit « général et classique ».
« Étant donné que l’aspiration à la pratique culturelle varie comme la pratique culturelle et que le « besoin culturel » redouble à mesure qu’il s’assouvit, l’absence de pratique s’accompagnant de l’absence du sentiment de cette absence, étant donné aussi qu’en cette matière l’intention peut s’accomplir dès qu’elle existe, on est en droit de conclure qu’elle n’existe que si elle s’accomplit ; ce qui est rare, ce ne sont pas les objets, mais la propension à les consommer, ce « besoin culturel » qui, à la différence des « besoins primaires », est le produit de l’éducation : il s’ensuit que les inégalités devant les œuvres de la culture ne sont qu’un aspect des inégalités devant l’École qui crée le « besoin culturel » en même temps qu’elle donne le moyen de le satisfaire »→ 17
Nous disions que l’institution muséale n’était plus tellement ou tout à fait en rapport avec le pouvoir, pourtant, et il en va de même pour l’école, elle dépend d’un ministère – de la culture pour le musée, de l’éducation pour l’école – et donc du pouvoir, d’une forme de domination. En réalité, le musée comme cœur actif de projets socio-politiques d’une volonté culturelle, amorcé à la fin du XVIIIe siècle avec La Révolution, est devenu un outil de pacification – servant la société capitaliste qui est la nôtre. C’est le pouvoir lui-même qui ouvre les portes des musées et écoles et, dans un même temps, amène – et génère – ces deux institutions à un verrouillage interclassiste→ 18. La place d’institutions comme le musée ou l’école, dans la société est de ce fait ambiguë. Elle devrait s’inscrire dans la volonté culturelle héritée de la philosophie des Lumières, dans une volonté humaniste même, visant à diffuser la culture en vue d’instruire l’individu et lui permettre – par l’ouverture, la curiosité ou encore la tolérance – une indépendance et une liberté totale d’esprit – qu’il exprimera dans ses actes.
« Notion transcendantale, le progrès défini « comme le dogme fondamental d’un savoir qui sauve », assigne à la culture et aux arts la fonction de forger l’émancipation sociale et politique de tout individu. La perfectibilité de l’homme et donc celle du monde est la motivation du progrès, lui-même moteur de l’histoire qui en oriente le sens selon une marche ascendante et irréversible. Cette dimension messianique éleva le rôle du designer au rang d’avant-garde. Il est un éclaireur et ce terme doit être compris selon deux acceptions : il est celui qui éclaire, qui met l’information à la lumière, la rend accessible et, il est également celui qui devance, qui porte le flambeau parce qu’il est celui qui sait, qui détient les clefs plastiques, sensibles, intelligibles, de la lecture du monde et de sa traduction. Le designer graphique se donne la mission de remplir l’une des conditions de la perfectibilité de l’homme : la maîtrise des systèmes de traitement et de régulation des informations et des savoirs. Le design graphique fut donc l’un des instruments de ce savoir salvateur [...] »→ 19
Cet humanisme, que toute société devrait vouloir pour les individus qui la composent, n’est pas envisagé car il ne répond pas aux attentes du système dans lequel nous vivons, prônant avant tout un rapport financier et économique aux choses, et surtout à la culture. Annick Lantenois dira même que « la culture s’absente des programmes politiques »→ 20.
L’adulte en devenir se confronte à un genre de fatalité, celle de son milieu, et pour s’émanciper de sa condition – mais encore faut-il qu’il en ait l’envie – il doit fournir un engagement énorme, engagement qui est souvent réduit à néant par son milieu même. Et c’est ce qui explique le fait que, plus tard, l’adulte se retrouve face à ce sentiment de dépassement devant des institutions comme le musée. Néanmoins, certains individus arrivent à tenir, et non sans mal, cet investissement. C’est ce qu’on appelle l’acculturation : le décalage culturel, la résistance et l’intégration. Ce processus est facilité grâce aux reproductions de masse – d’œuvres d’art entre autres – ainsi qu’avec Internet et les outils numériques en expansion continuelle depuis les années 1960-1970. Mais ce processus d’acculturation, justement par le fait qu’il nécessite une intégration, n’est-il pas plutôt une aliénation ? L’acculturation, doublée par les musées et les reproductions, peut-elle vraiment palier à l’ostracisme culturel ?
« La découverte dont nous faisons l’expérience aujourd’hui est, de manière similaire, celle de l’extension et de la diversification des compétences, celle du rôle de la technologie dans les processus de démocratisation et d’élaboration de nouveaux savoirs et de nouvelles idées. À chaque fois, en contribuant à démocratiser l’accès aux savoirs et aux informations, c’est la distribution symbolique et économique des rôles et des statuts qui se redéfinit. Ce double processus de dé/refonctionnalisation impulsé par la culture numérique crée les conditions de formation d’un continuum qui remodèle les distances symboliques, économiques et juridiques entre les rôles de producteur/acteur, de diffuseur, de lecteur. Ce continuum ne signifie pas leur fusion. Il s’instaure sur un principe d’alternance volontaire, une alternance qui autorise l’extension des domaines de compétences, des rôles et des responsabilités. Il naît de la logique du réseau fondé sur l’instabilité des contours et structurée par la circulation hyper-textuelle et hyper-média »→ 21
Quels dispositifs, quant au savoir, peuvent être générés grâce aux reproductions de masse ? Quels sont ceux engendrés grâce aux outils numériques ? Quelles formes prennent-ils ? Les rapports au savoir s’en trouvent-ils changés ? La collection, dans son action d’amasser et de rassembler, deviendrait-elle un processus de travail ?
DUPLICITÉ DE L'IMAGINAIRE
Le foisonnement des musées, des reproductions – et l’accessibilité presque infinie générée par Internet ensuite – ont contribué à une transposition quant au rapport à l’œuvre d’art et à faire surgir une nouvelle relation à cette dernière. Ce phénomène est décrit et conceptualisé par André Malraux dans son essai, Le Musée Imaginaire, édité pour la première fois en 1947 : avec le musée, les œuvres se retrouvent confrontées dans un même espace et donc entre elles. En fait, ces confrontations et contradictions dans l’espace tendent à une métamorphose des œuvres, elles permettent en particulier l’intellectualisation – par l’observation et l’analyse – de notre rapport aux œuvres et à l’art en général, autrement dit, nous prenons conscience des potentiels que nous offre l’art en le repensant. Le musée n’est pas seulement physique, il est également – et surtout – mental, et tend à convoquer les œuvres d’art grâce aux reproductions mais, en particulier, grâce à l’imagination – comme forme de connaissance. Le musée imaginaire dépend en quelque sorte du hasard, de l’aléa, puisqu’il repose sur la mémoire optique qui n’est pas infaillible, même si grâce à la photographie il est possible de voir et revoir les œuvres, de les confronter. Le musée mental, imaginaire semble pourtant amputé, mutilé, la photographie n’étant qu’une représentation du réel et non le réel. Dans un même temps, c’est grâce aux représentations, aux reproductions que le principe de la carte, du musée mental est possible. Les images mécaniques deviennent indépendantes de l’œuvre originale, ces dernières se retrouvent dans de nouvelles situations dans lesquelles le point de vue change et où l’on peut opérer à des recadrages. Surtout, ces images mécaniques échappent à tous contexte historique et spatial dû au glissement engendré par leur nature même, c’est-à-dire qu’elles deviennent presque atemporelles, dénuées du cadre de l’œuvre initiale. Cette opération de recadrages, André Malraux l'a mise en œuvre dans Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale paru en 3 volumes entre 1952 et 1954, déplaçant ainsi le statut de la photographie et des reproductions. Nous pouvons voir l’écrivain sur des photographies de Maurice Jarnoux publiées en 1954 au milieu de son salon, entouré par d’innombrables épreuves en feuilles, en train de mettre en rapport – par la confrontation, l’opposition ou simplement l’association – ces centaines de reproductions, « comme s’il entreprenait une immense réussite »→ 22. André Malraux utilise l’image mécanique qui permet le glissement, la métamorphose de l’œuvre qu’elle représente dont nous parlions plus en amont. Ce rapport à la reproduction est assez innovant pour l’époque (bien que certains historiens de l’art comme Heinrich Wölfflin ou Aby Warburg jouent déjà de ce « sentir par la comparaison »→ 23), d’autant plus pour la conception d’un livre.
« Malraux exploite en effet toutes les astuces de la mise en scène pour livrer à la lumière la fabrique de son Musée imaginaire. Il dévoile, selon un dispositif signifiant, les moyens et les mécanismes mis en œuvre pour faire surgir du livre un nouvel univers de formes mobiles et modulables »→ 24
Par le biais d’un dialogue entre les images, l’écrivain créé une écriture visuelle – entamée depuis plusieurs années déjà – qui tend de plus en plus à une théorisation de la reproduction, de l’image mécanique. Cette méthodologie – rhétorique – par les image et formes mécaniques est poussée, dans Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, à son extrême, s’appuyant notamment sur une lecture positive de la thèse de Walter Benjamin quant à l’aura→ 25. La reproduction pour André Malraux n’entraîne pas une « déperdition de l’aura »→ 26, mais permet plutôt à l’œuvre originale de recouvrer pleinement sa densité : « La reproduction ne rivalise pas avec le chef-d’œuvre présent : elle l’évoque ou le suggère. Vouloir la rejeter en raison de ses faiblesses est aussi vain que l’était, naguère, vouloir rejeter le disque. Elle ne fait pas plus négliger les originaux, que le disque n’a fait négliger le concert. Elle nous mène à contempler ceux qui nous sont accessibles, non à les oublier ; et s’ils sont inaccessibles, qu’en connaîtrions-nous sans elle ? »→ 27
« Et c’est bien en termes de déclin de l’aura que la modernité va recevoir ici sa définition la plus notoire, celle qui met en avant le « pouvoir de la proximité » consécutif à la reproductibilité et à la possibilité, extraordinairement élargie depuis l’invention de la photographie, de manipuler les images – mais les images en tant que reproductions, en tant que multiplications oublieuses de cette « unique apparition » qui faisait la caractéristique de l’objet visuel « traditionnel » »→ 28
La photographie a donc une place centrale dans la pensée et le processus de l’écrivain, et c’est la place accordée à la photographie même qui va produire une nouvelle perception, une nouvelle conception de l’art, c’est-à-dire le musée imaginaire, reposant sur la totalité des connaissances acquises aux moyen des musées, des reproductions, des bibliothèques, etc. De la même façon, des cinéastes comme Chris Marker (La Jetée, 1962) ou Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma, 1988-1998, Je vous salue Sarajevo, 1993) vont s’emparer de la photographie, nous faire voyager dedans elle par le procédé du recadrage – induisant et basant ainsi la narration – tout en convoquant d’autres images dans notre esprit par le biais d’une nouvelle perception. On attend – généralement – d’un film le mouvement produit par 24 images/seconde – l’illusion du mouvement en fait – or, avec des personnalités comme Chris Marker ou Jean-Luc Godard (et même André Malraux, quelque part), nous avons l’impression d’un arrêt sur image, comme une parenthèse d’un – et dans un – film plus vaste, autrement dit un genre de mise en abyme, créant de nouvelles images à partir d’une image fixe. Il en va de même pour le graphiste qui démultiplie – avec les outils de sa pratique – une image, la faisant se proliférer et se confrontant immanquablement à d’autres images – quelles soient mentales ou non. À ce propos, Georges Didi-Huberman dira : « il n’y a jamais une seule image, il y en a toujours au moins trois ; une image confrontée à une autre donne naissance à une troisième image »→ 29.
« Le Musée Imaginaire est un phénomène mental qui résulte d’une expérience cumulative et visuelle. C’est un domaine de formes qui nous habite. C’est un espace dépourvu d’existence physique, n’existant que par et dans l’esprit du spectateur et se matérialisant par une proposition visible, la photographie éditée »→ 30
Le musée imaginaire est donc un concept mental dont le dispositif physique repose sur la rencontre de la photographie avec l’objet-livre – ce dernier est alors repensé et adapté au concept mental visuel. Le processus de travail d’André Malraux est décrit par lui-même dans l’introduction du premier tome du Musée imaginaire de la sculpture mondiale : dans un premier temps, il sélectionne son iconographie dans les documents que peuvent lui offrirent bibliothèques, photothèques (environ 30 000 documents à l’époque) et autres sources, puis il va procéder à un tri, ne gardant que 700 œuvres reproduites ; dans un second temps, avec l’aide du photographe Roger Parry, André Malraux va « détacher les sculptures de leur contexte et de leur temps, de leur signification et de leur usage »→ 31. Ces opérations, ces traitements subis construisent un regard nouveau et donc une nouvelle vision des œuvres – et de leurs reproductions – qui se voient comme réinventées. Quittant une fois pour toute leurs contextes, ces œuvres réinventées ressortent désormais d’un musée fictif, imaginaire, elles prennent leur autonomie. La photographie est ici en quelque sorte un simulacre : une image « de représentation, débarrassée de références au réel »→ 32.
« Les photographies ne sont plus illustrations mais des équivalents visuels du verbe. Elles font en quelque sorte texte. Elles existent par elles-mêmes et pour elles-mêmes »→ 33
La photographie comme l’utilise André Malraux ne génère pas seulement des œuvres réinventées, nouvelles et autonomes, elle génère également des œuvres totalement photographiques que l’écrivain décrit comme suit : « Les figures perdent à la fois dans la reproduction leurs caractères d’objets et leur fonction, fût-elle sacrée, n’y sont plus que talent ; n’y sont plus qu’œuvres d’art – à peine serait-il excessif de dire instants de l’art. »
La photographie, en plus d’un moyen de reproduction et de diffusion, devient avec André Malraux un acte de création : la fonction document de la photographie nous montre l’écriture visuelle de l’écrivain ; sa fonction œuvre d’art, elle, est dorénavant musée imaginaire grâce au « cycle de métamorphoses débuté à la prise de vue »→ 34. Dans Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale – « machine à voir » comme le dirait Mouna Mekouar – l’écriture visuelle de l’écrivain réside aussi dans le rythme des pages, tantôt didactique tantôt poétique, très proche du montage cinématographique – et du travail du graphiste. André Malraux exploitera l’objet-livre et son espace en ce sens pour tendre au montage visuel rendu propice par l’imaginaire suscité dans le processus de musée imaginaire. Pour ce faire, l’écrivain met en action l’espace tactile et optique de l’objet-livre, s’ajoutent à cela les multiples points de vue des photographies et l’alternance du rythme didactique/poétique. L’objet-livre classique est un espace fixe, sans mouvement, tout comme les images qu’il contient, ici – par les articulations exercées entre les images – André Malraux nous propose un objet-livre changeant, qui nous attire dans l’imaginaire, dans de nouvelles associations et configurations mentales. L’objet-livre proposé est le manifeste même du musée imaginaire, il met en scène et nous montre ses systèmes de représentation, ses possibles ; il rend visible des modes de pensée et des concepts, des abstractions mentales donc. En tant que territoire mental, la figuration – physique et palpable – du musée imaginaire nous induit à reconstruire mentalement ce qui n’est pas là, ce qui ne nous est pas montré.
« De la sorte, on déduit la fonction didactique et la présentation des objets. On comprend aussi leur puissance onirique. Les objets sont utilisés pour produire un monde autre. Ils sont des médiateurs vers cet ailleurs, cet espace conceptuel que représente le Musée imaginaire aux yeux de Malraux. Ces objets en présentent la trace. Il en suggèrent la forme. Ensemble, ils évoquent le Musée imaginaire comme un dispositif indissociablement théorique et visuel »→ 35
À en croire André Malraux, le processus utilisé et le concept même de musée imaginaire auraient influencé les musées dans leur fonctionnement et organisation, par renversement.
« Combien de sculpture nous touchent moins que leurs photos, combien ont été révélées par celles-ci ? À tel point que le musée commence à ressembler au Musée Imaginaire : les statues y sont de moins en moins groupées, de mieux en mieux éclairées, et la Pieta Rondinini de Michel-Ange, au château Sforza semble – admirablement – attendre ses photographes »→ 36
L’essai Le Musée imaginaire, publié en 1947, d’André Malraux nous apprend que nous sommes tous porteurs d’une culture, d’un lot de choses diverses qui nous définissent en tant qu’individus singuliers, qui influent sur nos vies, nos actes, nos paroles, nos comportements – bien que l’expression soit aujourd’hui l’apanage de toute personne pensant porter en elle « le petit corpus de ses goûts personnels » selon l’expression de l’auteur Guy Belouet. Comme une réponse anticipée à ce dernier, l’auteur de La Tête d’obsidienne rappelle – dans ce même ouvrage – dans quelles circonstances nous pouvons parler de musée imaginaire : « [...] il n’y était pas question du musée des préférences de chacun, mais d’un musée dont les œuvres semblent nous choisir, plus que nous les choisissons. Le Musée imaginaire, qui ne peut exister que dans notre mémoire, n’est pas non plus un Louvre développé. Celui de Baudelaire accueille quatre siècles ; le Musée imaginaire, cinq millénaires, l’immémorial sauvage et préhistorique [...]. Les dieux et les saints sont devenus des statues ; la métamorphose est l’âme du Musée imaginaire. La foule des œuvres de toutes les civilisations n’« enrichit » pas le Louvre, elle le met en question. »
Le musée imaginaire n’a, quelque part, de musée que le nom puisqu’il est imaginaire – capable de traverser les espaces et les temps pour faire se confronter des hétérogénéités – un musée impossible donc. Mais pas si impossible quand on voit l’objet-livre – le manifeste – inventé par André Malraux. On peut se demander si d’autres formes sont propices, ou possibles, à incarner le concept mental du musée fictif, et si ces formes entraînent avec elles de nouvelles visions ou relations à l’art. Pablo Picasso, par exemple, collectionnait des objets d’art africains, notamment congolais. La cohabitation du peintre avec ces objets a influencé non seulement sa pratique et sa vision artistique, mais également celle de ses amis – artistes eux aussi – venant chez lui et découvrant ces objets qualifiés à l’époque de primitifs, et surtout a remis en question la représentation picturale et décloisonné des siècles de traditions profondément ancrées de la culture européenne. Bien plus qu’un musée imaginaire, il s’agit pour Picasso d’une mythologie personnelle – bien que ce concept apparaisse et se mette en place vraiment au début des années 1970 – c’est-à-dire la transposition du quotidien par l’individu pour atteindre le personnel ou l’intime. Le mythe ici est à voir comme un mode de signification – au sens où l’entendait Roland Barthes dans Le mythe, aujourd’hui paru en 1956 quand il dit « le mythe est un système de communication, c’est un message ». Ce n’est pas un objet, un concept ou une idée mais une forme.
« Il [l’artiste] collecte et accumule des objets ou images qui parlent de lui et racontant son histoire. À l’aide de fictions ou de documentaires, il bâtit ses mythologies personnelles et nous les livre sans pudeur »→ 37
La majorité des œuvres de Pablo Picasso est étroitement liée à sa vie privée, intime – ses femmes surtout – ou à l’actualité de son époque avec, par exemple, Guernica peint en 1937 : l’Histoire se retrouve alors calquée, décalquée dans l’art – qui devient ce qu’André Malraux désiré tant : « une intemporelle solution à l’histoire »→ 38. Représenter et peindre ces éléments est une manière pour Pablo Picasso de se représenter et se dépeindre lui-même, un genre d’autoportrait détourné. Aussi, le nombre impressionnant de toiles – près de 50 000 œuvres, dont 1885 tableaux – produites durant la quasi totalité de sa vie, retraçant ses étapes, rencontres, idées, etc, peut être vu comme un album pictural, à l’instar de l’album de famille. Cette production-album, que l’on pourrait presque qualifier d’autocollection, est très présente dans ses lieux de vie – maisons ou ateliers. Bien que le peintre vendait et se séparait de ses œuvres, il en a gardé un certain nombre, sans parler de ses brouillons et essais (des traces). Pablo Picasso les côtoyeait chaque jour, mêlées aux objets divers qu’il collectionnait lui-même, un peu à la manière d’André Malraux avec Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale. Le fait de garder et de côtoyer cette profusion d’objets hétéroclites relève, quelque part, de l’acte de mémoire, de la possession comme acte de mémoire. Il s’agit encore ici de faire évoluer le rapport à l’œuvre d’art, de générer de nouvelles perceptions – qui serviront à la production ultérieure d’œuvres.
Dans le domaine du design graphique, la grande majorité des auteurs vivent et portent en eux des images, des documents divers – musée imaginaire, ou Boîte-en-valise duchampienne revisitée et interne – qui vont, comme pour Pablo Picasso, influencer leurs productions, leurs styles. Aussi, ces documents en réserve vont aiguiser, éduquer leurs yeux de producteurs d’images et parfois transparaître dans leurs travaux, réactivés ainsi par le regard qui l’interprète. Ces collections graphiques permettent, selon la formule de Georges Didi-Huberman, un « dépassement du réel par l’imaginaire »→ 39, c’est-à-dire que l’imagination est une « force productive » qui permet de distinguer et de bâtir une véritable « poétique du monde » selon la formule de Novalis→ 40.
Il arrive aussi que certains graphistes érigent leurs propres productions en musée imaginaire. C’est le cas du studio M/M Paris, fondé en 1992 par Michael Amzalag et Mathias Augustyniak. Dès leurs débuts, le duo a mis en place un système d’archivage de leurs travaux, comprenant autant les productions finies que des bouts de papiers, des dessins, des clichés, etc. Il fut d’abord photographique – « outils de création d’un corpus d’images »→ 41 – puis, plus tard, contenu dans des boîtes et disques durs ayant une organisation spécifique. En fait, ce système d’archivage constitue une méthode de travail dans laquelle les M/M piochent des éléments leur appartenant et qu’ils viennent, de ce fait, renouveler et faire évoluer en réactivant leur vocabulaire de formes et d’images. Tout comme André Malraux, le corpus – la collection – est ici un outil, et les productions qui en découlent un genre de manifeste quant aux procédés mis en action. C’est également un acte de mémoire qui est sans cesse en état de métamorphose, s’augmentant un peu plus à chaque nouvelle modification. Le musée imaginaire de Michael Amzalag et Mathias Augustyniak prend pour corps l’atelier lui-même : ce dernier, en plus d’être un espace de création et d’expérimentation traditionnel, se voit incarner le système d’archivage, il est d’une certaine manière un serveur palpable et manipulable, un automusée impossible car continuellement en montage. Même lorsque l’atelier et les archives des deux graphistes ont brûlé en 2015, ces derniers ont documenté l’événement en partageant sur Instagram des clichés de leurs travaux semi calcinés, jonchant le sol, et ponctués de courtes phrases – légendes ironiques – comme « when balanciaga was hot » . Cette nouvelle strate vient ranimer leurs productions d’une nouvelle manière, indépendante de la volonté du studio M/M. Comme avec Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, leurs œuvres prennent une autonomie, elles deviennent indépendantes de leurs créateurs et se métamorphosent au-delà d’elles-mêmes. L’objet-livre – de commande ou personnel – a aussi une place prédominante dans le système d’archivage et la méthode mis en action par Michael Amzalag et Mathias Augustyniak, il serait comme un relais ou une extension au système déjà en place qui servirait à montrer et non plus seulement à stocker. Par exemple, les deux graphistes déploient un programme éditorial singulier et varié en collaboration avec Les Presses du réel (et parfois des auteurs), sorte de collection au format constant et en tirage limité : Les affiches du Théâtre de Lorient (2015), The Art World (2012), Slàtur | Saughter (2012), The Givenchy Files – The Definitive Archive of Women, Men and Haute Couture Invitations and Graphic Works – 2007-2012 (2012), The Alphadicks – Twenty-Six Loaded Cowboys (2011), Inez van Lamsweerde and Vinoodh Matadin – Pretty Much Everything 1985-2010 – The Newspaper Collector’s Edition (2010), …
La collection, lorsqu’elle passe par le concept – et tout le processus qui en émane – du musée imaginaire, transmue et transpose les objets collectionnés, elle modifie leurs statuts. Elle devient alors un système d’archivage singulier faisant acte de mémoire – doublée d’une méthode dans la production – pas seulement en stockant le passé et en préservant le présent, mais en induisant une nouvelle temporalité. Toute collection – dès son amorce – a en fait sa propre histoire, indépendamment de celle qu’elle raconte.
« C’est ainsi que la collection prend forme : on accumule les objets en instaurant sa propre règle d’appréciation en fonction de l’éducation de son œil [...] »→ 42
Ce qu’amène le musée imaginaire, c’est une autonomie, une indépendance de la propre histoire de la collection, et donc des objets qui la composent, exploitant la dualité acte de mémoire/nouvelle temporalité causée par cette « instauration de sa propre règle d’appréciation en fonction de l’éducation de son œil » et nourrissant dans un même temps la collection. D’ailleurs, ce n’est pas seulement la propre histoire de cette dernière et les objets qui s’autonomisent, c’est aussi – comme nous l’avons vu avec André Malraux et le studio M/M Paris – ce qu’ils produisent, les formes qu’ils prennent qui acquièrent une indépendance. L’autonomie passe par la transposition de soi dans la collection, c’est-à-dire que la collection devient une extension de soi-même et va permettre une transmission de notre musée imaginaire, un acte de/d’une mémoire donc. La transposition, c’est la création ou l’utilisation d’une écriture – visuelle dans les cas que nous avons abordés – qui est définie par Francesco d’Errico comme un « système artificiel à mémoire »→ 43 et qui sert à fixer cette mémoire même→ 44.
Étant la plupart du temps une démarche personnelle, la collection ne parle t-elle pas seulement de nous-mêmes ? De quelle manière la collection se met-elle à parler un langage universel ? Dans un dessein de vocation mémorative, la collection ne se déplace t-elle pas alors vers l’archive, le fonds ?
ANACHRONIE
L’acte de mémoire est aussi engendré et perpétué par des disciplines comme l’archivistique – à des niveaux et strates différents de ceux de la collection. Depuis 2008, la loi française définit l’objet archives comme suit : « Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité (art.1) », définition que Françoise Hildesheimer augmente ainsi : « Par fonds d’archives, on entend l’ensemble des documents que tout organisme administratif, toute personne physique ou morale a organiquement réuni dans l’exercice ordinaire de son activité ou de ses fonctions. Cette notion de fonds est à la base de l’organisation des archives : les documents ne sont pas envisagés individuellement, mais sont traités par grands ensembles de même provenance, ce qui revient à dire que les dossiers produits par une institution ou un particulier ne sauraient être matériellement confondus avec d’autres dossiers de provenance différente, même si l’objet en est identique. » Il est également important de faire remarquer qu’il existe une différence notable entre les archives, la discipline archivistique et la collection.
« De cette définition se déduisent les principes fondamentaux qui régissent l’organisation et le traitement des documents d’archives. Avant tout, leur caractère d’ensemble organique les distingue de secteurs voisins mais profondément différents, car résultant, pour leur constitution, d’une démarche volontaire : la collection, qui est également un ensemble de documents, mais de provenances diverses dont la réunion artificielle est le résultat d’un choix a priori ou du simple hasard ; la documentation, qui regroupe des documents de provenances diverses pour constituer des dossiers thématiques, alors que l’archiviste traite des dossiers qu’il n’a pas créés [...] »→ 45
Les documents d’archives sont majoritairement des documents écrits qui sont marqués par différentes phases : dans un premier temps la collecte et le versement (passage vers le service d’archivage) ; dans un second temps, le tri des documents ; puis viennent ensuite le classement (basé sur le respect des fonds), la conservation et enfin la mise à disposition au public. Il s’agit en fait d’enregistrer les documents et de les intégrer aux autres en prenant en compte l’ordre et l’organisation des archives. Cependant, tous les documents ne sont pas conservés, par exemple, les archives dites historiques (c’est-à-dire « une documentation considérée comme digne d’intérêt scientifique »→ 46) représentent seulement 7 à 10% de « la masse des documents produits », quant aux documents de type administratif, ils sont éliminés lorsque leur durée d’utilité est expirée. Bien qu’un certain nombre de documents ne soient pas conservés, la phase de tri est une préoccupation première pour les archivistes qui « élaborent des règles et procédures dans le souci de respecter les besoins de l’administration et de suivre les évolutions des problématiques historiques »→ 47. Aujourd’hui, l’abondance de la production de documents tend à repenser et à réviser la pratique archivistique, d’autant plus que cette dernière s’ouvre de plus en plus aux documents sonores et audiovisuels – dus à la révolution du numérique – et engage une reconsidération de la conservation (durée de vie du support, etc) et de la recherche. L’archivistique a donc une vocation mémorative, elle est même devenue une science auxiliaire à l’Histoire. Initialement, les archives servaient le gouvernement et l’administration ; au fil du temps apparaît « l’idée d’une conservation dans l’intérêt public », les archives vont alors devenir consultables par tous. Pour l’historien les archives constituent une source indirecte, car ces dernières ne sont pas produites pour servir l’Histoire à proprement parler, en fait l’historien détourne ces documents pour son usage et celui de sa pratique : « ce chercheur en sciences sociales dont la mission, par un travail de lecture et d’analyse comparative critique, est de faire parler les documents d’archives afin de proposer une interprétation pertinente et problématisée de l’histoire »→ 48. Vers les années 1830, au moment où l’Histoire est reconnue comme une science, un mouvement de modernisation de la pratique commence à amener à cette utilisation des archives, mais c’est seulement au XIXe siècle qu’elles deviennent sources – documents historiques et instruments de recherche. Françoise Hildesheimer ajoute encore : « Le bon usage des archives par l’histoire suppose trois prises de conscience : celle des conséquences du principe du respect des fonds, qui suppose que le chercheur transcrive en termes de cheminement administratif son thème de recherche, pour retrouver les fonds d’archives des institutions ou personnes concernées ; celle du détournement de finalité que constitue l’usage que fait l’historien d’une documentation qui n’a en rien été conçue à cet effet ; celle enfin de cette évidence que la finalité historique de la conservation des archives n’intervient qu’après et subsidiairement à la finalité administrative ou de gestion qui résulte directement de l’origine des archives. »
Selon Annick Lantenois « le design graphique, comme [...] l’histoire, est une pensée et une action qui interprètent et donc transforment le contenu initial »→ 49. La définition que l’auteur donne du designer – dans son ouvrage Le Vertige du funambule – peut être appliquée, dans une certaine mesure, à définir l’historien, dans les deux cas nous avons affaire à « un individu aux compétences spécifiques, détenteur d’une culture critique, conscient de sa singularité parmi d’autres singularités et de son inscription dans une histoire et un présent complexe ». Designer et historien ont tout deux un « travail de conception », ils doivent réfléchir à « l’action des dispositifs matériels sur le statut des informations, des savoirs et des fictions ainsi que sur les conditions de leur accès et de leur appropriation. ».
« Les récits historiques invitent à partir d’un dialogue avec leur contexte d’énonciation, à reconstituer la trame invisible et complexe des événements passés. Dotés d’un statut scientifique qui nécessite l’usage d’un appareil permettant la vérification des hypothèses (notes, références, bibliographie), ces récits sont l’un des moyens de relativiser la pression du présent, de s’en distancer tout en l’interrogeant. En cela, les conditions de constructions de l’histoire se rapprocheraient de celles qui président à l’élaboration d’un projet de design graphique [...]. Le point commun serait cette distance à tenir entre la fièvre du présent et la production du texte ou du projet qui correspond aussi à la distance que l’historien ou le designer doit placer entre lui et son travail. Contrairement à ce que cela pourrait laisser entendre, il ne s’agit pas d’évincer l’émotion. Au contraire, il s’agit de trouver les formes et les syntaxes permettant d’accéder aux connaissances et aux émotions de ce monde. Il ne s’agit pas de défendre une impossible objectivité qui réduirait l’historien et le designer à une fonction quasi mécanique d’exécution. Il ne s’agit ni d’évincer la subjectivité de l’historien ni celle du designer ou d’ignorer les qualités singulières de l’écriture de l’un ou du design de l’autre. Il s’agit plutôt que la visibilité, la prégnance de cette écriture n’interfère ni avec le statut scientifique du récit historique ni avec la fonction d’organisation des contenus du design. L’expression de cette subjectivité est l’objet d’une négociation assumée par l’historien et le designer avec les acteurs du réseau économique et symbolique où chacun s’inscrit »→ 50
Le graphiste serait en quelque sorte un historien, un archéologue, qui explorerait les couches ou les strates temporelles et picturales. L’acte de mémoire qu’il active ne passe plus seulement par le texte, le discours, ou l’écriture mais aussi par l’image, par la production d’image.s – dont le texte, le discours ou l’écriture font dorénavant partis. Pour l’élaboration de l’anthologie Guy de Cointet. Théâtre complet en 2017, le studio Eurogroupe – composé de Laure Giletti et Gregory Dapra – a incarné pleinement cette double figure du graphiste-historien. En effet, le duo a procédé à un immense travail de fouilles et d’explorations dans les archives (carnets personnels, photographies, diapositives, scripts, etc) sur et de l’artiste Guy de Cointet conservées à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou, à la recherches de traces opérantes quant à la conception de l’ouvrage. Même si la structure éditoriale adoptée est celle de l’anthologie, Guy de Cointet. Théâtre complet est – presque – conçu comme un geste théâtral, qui s’active quand on le lit. Le livre est un parcours : il présente les vingt-cinq pièces de l’artiste dans un ordre chronologique, chacune augmentée par un appareil explicatif ainsi qu’une documentation importante ; et les titres des pièces renvoient toujours aux scénographies mises en action par Guy de Cointet. Dans ces dernières, comme la narration et le visuel sont indissociables – et doivent être lus ensemble – et que, pour comprendre les scénarii, il est essentiel de comprendre les formes des accessoires qui sont sur scène et manipulés par les interprètes, le studio Eurogroupe a crée des pictogrammes de ces accessoires. Ce vocabulaire pictural et graphique est intégré aux scripts des pièces, mais nous le retrouvons également sur la couverture – se référant à la conception scénique de Guy de Cointet. L’artiste, ayant déployé et développé une pratique singulière du livre qui l’a amené à la scène, entretient un rapport étroit avec la typographie. En fait, cette dernière l’intéresse du point de vue du langage, c’est-à-dire que Guy de Cointet met en image et en forme les mots dans l’espace physique de la scène. Son goût pour les langages codés et la cryptographie, ainsi que les procédés du langage, est traduit dans Guy de Cointet. Théâtre complet par les rythmes typographiques mis en action par Eurogroupe, mais surtout par le vocabulaire pictural et graphique qui devient alors une typographie, un langage à part entière. L’image devient mot. De par la profusion des matériaux archivés et leurs natures diverses, le studio a dû faire des choix dans les documents et leurs utilisations afin de transposer de la meilleure manière l’œuvre théâtrale – et tous les concepts qui y sont générés – de l’artiste dans l’espace qu’est le livre.
Le fait de choisir quel document est « digne d’intérêt scientifique » dans le cadre des sources, des instruments de recherche historique – bien que des procédures rigoureuses soient mises en place afin de sélectionner les documents à conserver – pose certaines interrogations quant au respect des fonds et au sens créé par le choix des documents eux-mêmes.
« Vouloir absolument créer un lien entre les finalités administratives et patrimoniales, c’est vouloir absolument définir des relations (encore une fois, créer un sens artificiel ou forcer le sens) entre des événements disparates et nier (ou faire fi) que les descriptions historiques s’ordonnent nécessairement à l’actualité du savoir. Le principe de respect des fonds cherche à constituer une unité de sens, il cherche à préciser et à assurer un voisinage entre chaque document, mais toujours en occultant des ruptures dans l’histoire des idées (même dans une période courte) »→ 51
C’est Christian Lacombe qui,dans son article Les principes directeurs de l’évaluation archivistique en question, dénonce les limites du système archivistique (bien qu’il s’agisse du Canada, les propos avancés sont aussi recevables pour la France). Pour lui, il existe une sorte de relation dynamique avec le document, et lui accorder un sens définitif revient à renier tous les autres sens possibles, il perd sa pluralité et se retrouve d’une certaine façon éloigné de l’Histoire au lieu de la servir au mieux : « lorsqu’il est considéré comme définitif, le document d’archives est toujours envisagé comme le témoignage véridique d’un temps passé qu’il nous faudrait retrouver. Mais nous pensons exactement le contraire. Toutes ces questions au sujet de la véracité d’un document, sur son authenticité, sur sa valeur, peuvent seulement servir de matériau de base en vue de reconstituer, à partir de ce qu’ils nous disent maintenant, le passé d’où nous venons de les extraire. Et puis, nous pouvons changer de position à l’égard du document, parfois même, nous le devons. Au lieu de l’interpréter et de déterminer s’il dit vrai et de chercher à définir sa valeur primaire ou secondaire, il serait peut-être plus important de voir ce qu’il nous dit, ici et maintenant, puis d’établir des rapports entre le document et le contexte présent (plutôt que passé) pour lui donner son sens actuel. »→ 52. Le respect des fonds, basé en partie sur le jugement « objectif » de l’archiviste, est en réalité une contrainte quand il s’agit de documents de type historique. Pour Michel Foucault, l’archivistique doit transposer le document en monument→ 53 : au lieu d’envisager les documents pour un emploi, une discipline, une personne spécifique, il faudrait que l’archiviste s’en tienne à une description des documents car ils sont « un discours toujours lu dans le présent ».
Ce décalage de la vocation mémorative existe également dans d’autres institutions et disciplines. En 1953 sort en France Les statues meurent aussi, documentaire cinématographique commandité par la revue Présence africaine, et réalisé par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet. Ce documentaire et son histoire posent deux difficultés quant à l’acte de mémoire : d’une part, celle du sujet abordé par Chris Marker et Alain Resnais ; d’autre part, la réception du film. En effet, les deux réalisateurs devant questionner l’art nègre décident de partir de cette interrogation : pourquoi cet art se trouve-t-il au Musée de l’Homme, alors que l’art grec ou égyptien est au Louvre ? Le sujet en lui-même montre qu’il existe un écart entre les deux types d’art, un jugement objectif n’est pas appliqué à l’égard de ces œuvres, et c’est en partie ce que souhaitent montrer et dénoncer Chris Marker et Alain Resnais. Étant donné le contexte colonialiste de l’époque, on comprend très vite pourquoi il existe un écart entre ces deux objets : la relation qu’entretient l’Occident avec l’art nègre est un rapport de domination, il s’agit en fait du même rapport qu’elle entretient avec ses colonies. Dans un faux de souci de bonne conscience et d’une certaine façon de dédouanement, on dote cet art de certaines lettres de noblesses, mais pas au point d’exposer des œuvres au Musée du Louvre (c’est seulement depuis 2006 que le Musée de L’Homme est devenu le Musée du Quai Branly). Chris Marker dira : « En même temps que l’Art nègre gagne ses titres de gloire, ne devient-il pas une langue morte ? » ainsi que « On achète son art au Noir et on dégrade son art ». C’est l’Occident qui a fait de ces objets un art – nègre – et qui les a décontextualisé, transformé en artisanat mercantile sous l’effet d’une demande accrue : à l’origine ces objets sont ceux du quotidien. Se pose alors la question du fonds et de la façon de le montrer, car il est évident que le contexte et les idées d’une époque influencent cette monstration, et donc sa véracité. La vocation mémorative que l’on attend d’un musée est ici un masque, un alibi, d’autant plus que les objets sont sortis de leurs contextes, on peut donc tout leur faire dire. C’est ce que nous dévoile – trop crûment pour l’époque – la seconde partie du film, où Chris Marker et Alain Resnais veulent nous montrer la vérité qui se cache derrières ces masques et objets que l’on retrouve au Musée de l’Homme.
« C’est que nous sommes les martiens de l’Afrique. Nous débarquons de notre planète avec nos façons de voir, avec notre magie blanche, et avec nos machines. Nous guérissons le noir de ses maladies, c’est certain. Il attrape les nôtres, c’est certain aussi. Qu’il perde ou qu’il gagne au change, son art en tout cas n’y survit pas. La magie destinée à la protéger lorsqu’il mourait pour son compte, est sans pouvoir lorsqu’il meurt pour le nôtre. Entre le paradis chrétien et l’immortalité laïque, le culte des ancêtres s’évapore. Le monument aux morts remplace la statue funèbre. Tout ceci dominé par le blanc qui voit les choses de sa hauteur, et s’élève au-dessus des contradictions de la réalité. De cette hauteur, l’Afrique apparaît ordonnée, riche, recouverte déjà de villages modèles, pleine de ces iglous de béton, comme des globules blancs de la civilisation. De cette hauteur, l’Afrique est un merveilleux laboratoire où se préfabrique patiemment, en dépit de quelques saignées, le type du bon nègre rêvé par le bon blanc. Alors, tout cet appareil de protection qui donnait son sens et sa forme à l’art nègre se désagrège et disparaît. C’est le blanc qui prétend assumer le rôle des ancêtres. La véritable statue de protection, d’exorcisme et de fécondité, désormais c’est sa silhouette. Tout se ligue contre l’art nègre. Prise dans une pince entre l’Islam, ennemie des images, et la chrétienté brûleuse d’idoles, la culture africaine s’effondre. Pour la relever, l’église tente un métissage : l’art négro-chrétien. Mais chacune des deux influences détruit l’autre. Et ce mariage manqué fait perdre au catholicisme en Afrique sa luxuriance, son éclat, tout ce côté nègre justement à quoi on le reconnaît en Europe. Les pouvoirs temporels pratiquent la même austérité. Tout ce qui était prétexte à œuvre d’art est remplacé, qu’il s’agisse de l’habillement, du geste symbolique, du gri-gri, ou des palabres. On dit oui oui oui oui. Quelques fois, on dit NON. Cela, c’est l’artiste noir qui le dit. Alors une nouvelle forme d’art apparaît, l’art de combat. Art de transition pour une période de transition Art du présent, entre une grandeur perdue, et une autre à reconquérir. Art du provisoire, dont l’ambition n’est pas de durer, mais de témoigner. Ici le problème du sujet ne se pose pas. Le sujet, c’est cette terre, naturellement ingrate, ce climat naturellement éprouvant et là-dedans le travail à une échelle démesurée. Le rythme de l’usine affrontant celui de la nature : Ford chez Tarzan. Le sujet c’est cet homme noir mutilé de sa culture et sans contact avec la nôtre. Son travail n’a plus de prolongement spirituel ni social. Il n’ouvre sur rien, il ne mène à rien, qu’à un salaire dérisoire. Dans ces pays du don et de l’échange, nous avons fait pénétrer l’argent. On achète son travail au noir et on dégrade son travail. On achète son art et on dégrade son art. La danse religieuse devient un spectacle. On paie le nègre pour nous donner la comédie de sa joie et de sa ferveur. Et ainsi, à côté du nègre esclave, apparaît une seconde figure, le nègre guignol. Sa force nous sert, son adresse nous amuse ; accessoirement, elle nous sert aussi. Des nations de tradition raciste trouvent tout naturel de confier à des hommes de couleurs le soin de leur gloire olympique [...] »→ 54
Les statues meurent aussi se voit refusé son visa par la commission de contrôle – une version tronquée sortira 10 ans plus tard – à cause son discours anticolonialiste virulent, mettant à nu les mécanismes d’oppression et assujettissement. La commande devient alors un prétexte – à la vérité – et déplace la vocation mémorative vers un champ politique et même vers un au-delà. En effet, malgré la présence d’un commanditaire et la réponse de Chris Marker et Alain Resnais, le documentaire les dépasse et s’autonomise d’une certaine manière car il prend position et fait prendre corps à une vérité. Le film va en fait au-delà de sa propre portée, visant, tout en partant d’un cas précis, une portée universelle.
L’émancipation d’une œuvre passe également par sa réception. Le travail du graphiste est de livrer son interprétation à des regards, ceux d’un public à la fois composé d’yeux instruits et à la fois d’yeux qui le sont moins. La commande passe forcément par la réception de ces regards, car c’est grâce à ces derniers que l’œuvre ou la commande prend son sens et parfois va plus loin que ce que l’on attendait. Il y a aussi d’autres facteurs qui peuvent jouer dans l’émancipation, indépendamment de l’auteur et de la commande elle-même. C’est le cas par exemple du studio Demian Conrad Design qui, en 2013, réalisa les affiches pour la 12e édition du LUFF (Lausanne Underground Film and Music Festival). Les auteurs et le commanditaire ont pris le parti de jouer avec des accidents d’ordre mécanique – ce que l’on appelle la technique du WROP : Water Random Offset Printing – générés par l’outil d’impression, rentrant dans la ligne directrice qui anime le festival et faisant de chaque affiche, couverte de bavures noires aléatoires venant couvrir et masquer les informations typographiques, un exemplaire unique qui alterne visible et caché. L’émancipation passe ici par l’exploitation d’erreurs techniques, dépassant à la fois l’auteur et la commande. Mais le graphiste ou l’auteur souhaite t-il forcément que son œuvre s’autonomise ? A-t-il conscience que la commande puisse le dépasser ? Peut-on toujours dépasser la commande ? Est-ce le propre des arts que de donner une autonomie aux œuvres ? Dans tous les cas, c’est à partir du moment où l’on se rend compte que l’œuvre est devenue autonome que cette dernière l’est vraiment.
Bien qu’à elle seule l’archive ne fasse pas l’Histoire, elle est néanmoins nécessaire – au même titre que la collection – à son avancée et son évolution. En émergent des disciplines spécifiques comme l’iconographie, l’iconologie ou encore l’histoire du visuel qui théorisent, conceptualisent et analysent les productions visuelles. Cela va permettre une mise en relation à la fois des œuvres entre elles, mais également de toutes sortes d’images, secondaires surtout. Qu’amènent – en plus – de telles disciplines ? Génèrent-elles de nouvelles interactions entre les objets qu’elles étudient ? De nouveaux régimes de pensée ?
LES YEUX DE L'HISTOIRE
L’iconographie désigne de façon générale, l’ensemble des représentations d’un même sujet – ou autour d’un même thème – dans des œuvres appartenant aux arts visuels. Cette discipline, à part entière en histoire de l’art, étudie l’identification, la description et l’interprétation du contenu des images (sujets représentés, compositions, détails particuliers, etc). Dans l’introduction de ses Essais d’iconologie→ 55, Erwin Panofsky définit l’iconographie très simplement comme étant « cette branche de l’histoire de l’art qui se rapporte au sujet ou à la signification des œuvres d’art par rapport à leur formes », c’est-à-dire que l’on utilise des stéréotypes visuels qui permettent d’identifier les sujets représentés. On peut estimer que c’est Cesare Ripa qui théorisa cette discipline grâce à son recueil d’allégories Iconologia overo Descrittione dell’Imagini universali paru en 1593 – bien que les Égyptiens, puis les Grecs et les Romains, aient exprimé avant lui des notions abstraites en images. Mais le penseur italien ne se contente pas de théoriser l’iconographie, il invente et pose les bases de l’iconologie. Cette dernière propose non seulement de décrire – comme l’iconographie – mais d’interpréter les images et les symboles en révélant leur.s dimension.s ésotérique.s pour en donner le sens moral. L’Iconologia devient à partir du XVIe siècle bien plus qu’une référence dans tous les arts visuels (peinture, sculpture, ornements, théâtre, mises en scène, etc) et ce jusqu’au XXe siècle. Durant ces quatre siècles, bon nombre de manuels ont continué et développé les idées de Cesare Ripa : l’iconologie est envisagée comme une science des images qui donne des règles pour la représentation figurée des idées abstraites et morales.
À partir du XXe siècle, le terme iconologie prend une signification autre et désigne une méthode à part entière d’interprétation des œuvres d’art. Aby Warburg, Godefridus Joannes Hoogewerff et Erwin Panofsky, les trois protagonistes de ce nouveau système d’analyse des œuvres et de leurs contenus, adoptent ce terme afin de distinguer leurs systèmes – propre à chacun et évoluant avec le temps – quant à l’iconographie. En effet, l’analyse iconologique va, d’une part, au-delà de l’identification et de la description des sujets, thèmes et/ou symboles, et va, d’autre part, également au-delà de la définition qu’entend Cesare Ripa par iconologia au XVIe siècle. L’iconologie devient, et est considérée, réellement comme une méthode en 1912, date à laquelle Aby Warburg présente un rapport sur les fresques peintes par Francesco Cossa au Palais Schifanoia de Ferrare au Congrès international d’histoire de l’art à Rome.
« En osant présenter ici cette esquisse provisoire touchant une question de détail, je voulais en même temps m’exprimer en plaidant pour l’élargissement des limites méthodologiques de notre érudition de l’art, en ce qui concerne le matériel d’étude ainsi que son étendue [...]. J’espère qu’au moyen de la méthode utilisée par moi pour l’éclaircissement des fresques du palais Schifanoia de Ferrare j’ai démontré qu’une analyse iconologique, qui ose considérer l’Antiquité, le Moyen Âge et les Temps modernes comme des époques liées entre elles, et analyser les œuvres des arts les plus libéraux et les plus appliqués comme des documents d’expression égale, en s’efforçant de jeter de la lumière sur une tache sombre, éclaire en même temps des grandes suites de développement entrenouées »→ 56
Dans un premier temps, l’historien de l’art adopte cette méthode pour un cas précis qui est celui de l’étude de la signification et du rôle que l’Antiquité avait pour la civilisation européenne du Moyen Âge et de la Renaissance. Il voulait avant tout re.tracer la vie posthume des images, et est arrivé ainsi à interpréter des contenus d’œuvres jusqu’alors ignorés ou inconnus. Les travaux d’Aby Warburg sur la méthode iconologique, alliés à ceux du philosophe Ersnt Cassirer qui voyait la civilisation humaine comme un ensemble de formes symboliques, furent le fer de lance du développement de l’analyse des œuvres d’art – vues comme des configurations du savoir et fondée sur des techniques de montage – qu’Edgar Wind, érudit suivant les recherches d’Aby Warburg, a défini en ces termes : « La vision artistique remplit une fonction nécessaire dans l’ensemble de la civilisation. Mais qui veut comprendre comment cette vision fonctionne ne peut pas l’isoler d’autres fonctions de la culture, et il doit se demander quelle importance ont pour l’imagination visuelle des fonctions de culture telles que la religion et la poésie, le mythe et la science, la société et l’État ? Quelle importance possède l’image pour ces fonctions ? Une des thèses essentielles de Warburg est que chaque tentative pour séparer l’image de ses liaisons avec la religion, la poésie, le culte et le drame tarit la source de ses sèves vivifiantes. » Les bases de ce mode d’interprétation inédit – la conception de l’image comme expression d’une civilisation (A.Warburg) et l’idée de l’art comme forme symbolique des attitudes fondamentales de l’esprit humain (E.Cassirer) – ainsi posées, ce sont G.J Hoogewerff et Erwin Panofsky qui vont développer et étoffer le concept d’iconologie moderne. C’est tout d’abord Godefridus Joannes Hoogewerff qui va donner suite à la méthode initiée par l’historien de l’art allemand, et suggérer le terme – ancien – d’iconologie (Aby Warburg n’ayant pas nommé précisément sa méthode d’analyse) qu’il décrit ainsi : « L’iconologie bien conçue se rapporte à l’iconographie bien exercée, comme la géologie se rapporte à la géographie : la géographie a pour but de formuler avant tout des descriptions nettes ; elle s’impose le devoir d’enregistrer les faits expérimentés, prenant en considération les symptômes [...] sans commentaire explicatif. Elle consiste dans les observations ; elle est limitée à l’aspect extérieur des choses terrestres. La géologie fait ses études sur la structure, sur la formation intérieure, sur l’origine, l’évolution et la cohérence des divers éléments et des matériaux qui constituent le globe. Le même rapport scientifique s’observe entre la cosmographie et la cosmologie, entre l’ethnographie et l’ethnologie. Ce sont les premières qui se limitent aux constatations, ce sont les dernières qui cherchent à fournir des explications. » Concernant la méthode en elle-même et son rôle, G.J Hoogewerff la définit comme « s’occupant plus du contenu que de la matière des œuvres d’art, elle tend à aborder aussi l’irréalité, à comprendre le sens symbolique, dogmatique ou mystique qui se trouve exprimé (ou peut-être caché) dans les formes figuratives », aussi « [elle] a pour objet les œuvres d’art sans les classer selon la technique appliquée ou selon la perfection atteinte, mais elle les contemple en les rangeant uniquement d’après leur signification ». L’iconologie doit surtout interroger et explorer l’aspect social, religieux et philosophique en art, c’est-à-dire « d’établir quelle importance culturelle ou bien quelle signification sociale on peut attribuer à certaines formes, manières d’expression et de figuration, dans une époque déterminée ».
G.J Hoogewerff fut, certes, le premier à nommer et à continuer les travaux d’Aby Warburg concernant la nouvelle méthode d’analyse, mais c’est avant tout Erwin Panofsky qui définit et étoffa cette dernière. L’historien de l’art allemand, exilé aux États-Unis à partir de 1933, a en effet conçu et développé la méthode la plus précise et la plus complète de l’analyse des œuvres d’art, et ce dès les années 1920 : les travaux de Aloïs Riegl (pour qui l’histoire de l’art est avant tout une histoire des formes, l’ensemble de l’évolution stylistique est sous-tendue entre une isolation et une unification de ces formes), Aby Warburg (l’art comme facteur du complexe culturel, liant l’image au système de représentations qui lui est contemporain), et Ernst Cassirer (formes symboliques, symboles d’une culture et formes à travers lesquelles « un contenu spirituel particulier se trouve lié à un signe concret et intimement identifié avec celui-ci ») sont combinés et synthétisés, ce qui permet à Panofsky d’amener l’iconologie vers « une interprétation de la signification intrinsèque ou contenu des images pour reconstituer l’univers des valeurs symboliques. Loin d’être séparée des autres manifestations culturelles, l’image est considérée comme un symbole dont le sens est confirmé par une histoire des symboles en général, c’est-à-dire par une « enquête sur la manière dont, en diverses conditions historiques, les tendances essentielles de l’esprit humain ont été exprimées par des thèmes et concepts spécifiques .» »→ 57. L’historien distingue trois niveaux dans la méthode d’interprétation et d’analyse : le premier, la description pré-iconographique, permet de dégager la signification primaire, autrement dit, l’historien doit tenir compte de la façon dont les objets ou les événements sont figurés formellement d’après le contexte historique. Vient ensuite l’analyse iconographique, qui elle, dégage la signification secondaire, à savoir le sujet de convention établissant la sphère des images, histoires, allégories, etc. Cette analyse nécessite des connaissances multiples – dans diverses disciplines – afin de pouvoir dénouer et traduire les thèmes et concepts exprimés par les œuvres, toujours selon les conditions historiques. Enfin, le troisième et dernier niveau, baptisé analyse iconologique par Erwin Panofsky en 1955, a pour objet le contenu, le sens interne de l’œuvre (la méthode initiée par Aby Warburg en 1912). L’iconologie ainsi théorisée a eu une influence considérable dans la recherche en histoire de l’art, mais elle a également trouvé des détracteurs, animés de discussions et commentaires critiques. D’une part, la multitude de significations engendrées par le terme iconologie rend délicate l’estimation de la méthode. D’autre part, les trois niveaux d’analyse ont été fortement critiqués, notamment par ceux qui voyaient en l’histoire de l’art une discipline fermée, notion rejetée par Erwin Panofsky – qui croyait en une collaboration entre les différentes disciplines des sciences humaines pour générer une vision exhaustive de la culture. Certains, comme Otto Pächt, cherchaient à savoir si la relation entre les images et les idées pouvait être soumise à des règles rationnelles car pour lui « l’univers des images n’est pas régi par des lois logiques qui gouvernent l’univers rationnel de la raison humaine, les éléments irrationnels et émotifs seraient d’une très grande importance pour la formation des images ». Jan Bialostocki parle de la méthode proposée par Erwin Panofsky en ces termes : « [elle] a révélé aux historiens de l’art plusieurs aspects du symbolisme des œuvres d’art et de leurs relations au monde des idées. Cette méthode qui vise à une analyse intégrale de l’art du passé, en tenant compte de sa valeur artistique ainsi que de sa signification en tant que document de civilisation, a contribué d’une manière décisive à l’élargissement des horizons de l’histoire de l’art. Elle a contribué également à faire de l’histoire de l’art un point de repère idéal pour les tentatives actuelles d’une intégration nouvelle des sciences humaines. »
La progression des études iconographiques amène à une discipline plus vaste, l’histoire du visuel. Cette expression provient de l’expansion des travaux menés dans le domaine iconologique, dont le colloque Iconographie et histoire des mentalités dirigé par Michel Vovelle et Didier Lancien en 1976 est l’une des premières manifestations en France quant à l’expansion de ces travaux. Il s’agit d’une science portant sur l’étude des productions visuelles humaines depuis la préhistoire, elle va également au-delà de ce qu’on peut appeler une histoire des images. Le choix du terme visuel n’est pas innocent : la signification et le mot image relèvent du nébuleux car ils se réfèrent souvent uniquement aux images secondaires (reproductions d’œuvres, images numérisées, mise en ligne sur Internet, tirages, apparitions dans des films, etc), contrairement à la dénomination visuel, qui elle se réfère aux images premières (les œuvres en elles-mêmes) et permet de couvrir un champ global comprenant tous les aspects créatifs, les emplois et la multiplication industrielle des images sur divers supports. L’histoire du visuel est en fait très étroitement liée à la discipline du graphisme – autant qu’à l’histoire de l’art. C’est ce qui fait de cette discipline un objet difficilement définissable. Qu’est-ce que le design graphique ? C’est la question à laquelle les étudiants de cette pratique ont été invités à répondre en 2010, lors de la 21e édition du festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont, afin d’éclairer un public néophyte quant à « une discipline méconnue dont la survisibilité des productions reste à la mesure de l’invisibilité des producteurs. »→ 58. Le jury, décrétant que les affiches-réponses reçues n’incarnaient pas la réflexion et la production des écoles enseignant le design graphique, aucune distinction n’a été décernée. Vivien Philizot, dans son article When is graphic design ? Quelques remarques nominalistes sur la définition d’une discipline, interroge cet événement inattendu en supposant que la question soumise aux étudiants n’était – peut-être – « tout simplement pas la bonne » : « On pourra se pencher sur une discipline voisine pour se convaincre des difficultés engendrées par ce type de question : l’esthétique, tout aussi mal à l’aise avec l’hétérogénéité de ses objets, s’est bien rendue compte au sujet de l’œuvre d’art, qu’aucune « propriété stable » ne permettait plus de la caractériser comme telle, qu’il s’agisse de matériaux, de la technique utilisée, de la nature de ses médiums, des caractéristiques formelles, fonctionnelles, etc. C’est bien ce qu’a pu démontrer la critique du formalisme, illustrée par Arthur Danto, George Dickie, et en premier lieu Nelson Goodman, en conditionnant le statut ontologique de l’œuvre non plus à la définition de ses propriétés substantielles, mais plutôt à ses modes de signification, au contexte, à la convention ou encore aux usages. Dans un article très médiatisé, Goodman proposait ainsi de substituer à « Qu’est-ce que l’art ? » la question suivante : « Quand y a-t-il art ? ». »→ 59. Par extension, la question qui aurait dû être posée est « Quand y a-t-il design graphique ? », et le choix – surprenant – du jury confirme bien que la question initiale n’étant pas la bonne. D’ailleurs, le festival de Chaumont lui-même démontre qu’il est impossible de délimiter ou limiter le design graphique et donc d’en donner une définition normative.
« Mais si le design graphique n’est pas dans la quadrichromie, ni dans les outils, dans l’œil qui l’observe ou la main qui le trace, et encore moins dans les supports ou les fonctions qu’on lui attribue… où est-il, ou plutôt, quand advient-il ? Et si la question de Goodman [Quand y a-t-il art ?] fonctionne au sujet de l’art et même du design, est-elle toujours applicable à des objets « graphiques » qui sont bien souvent au sujet de… ? »→ 60
Le design graphique ne ressort pas que du signe, mais du symbole qui est une spécificité du signe, les « modes de signification » – la sémiologie – dont parlait Vivien Philizot : « Relevant de la loi, du code ou de l’habitude, le symbole oblitère une relation… celle qu’instaure l’identité visuelle d’une institution par exemple, en traçant des correspondances entre des formes et des concepts. Le symbole est ce qui permet de considérer que ce qui fait design graphique dans les objets dépend bel et bien de « l’intention ou du savoir qu’ils fonctionnent comme tel ». Et cette idée nous exonère alors des présupposés visuels et plastiques pour faire subsister une relation, seule rescapée d’une telle tentative de définition. Et c’est aussi ce que fait apparaître la métaphore linguistique appliquée au design graphique : pourquoi le comparons-nous si souvent à un langage ? Certainement moins pour ses propriétés structurelles (vocabulaire de formes, syntaxe visuelle, rhétorique de l’image), que pour son caractère conventionnel, relationnel, et par dessus tout, symbolique. Ce que nous dit l’expression « langage graphique », c’est que le design graphique est une activité de construction symbolique. »→ 61. Le symbole est aussi le propre de la culture, qui désigne « un ensemble de significations historiquement transmis et inscrit dans des symboles, un système de conceptions héritées exprimées par ces formes symboliques au moyen desquelles les hommes communiquent, perpétuent et développent leur savoir sur la vie et leurs attitudes vis-à-vis d’elle »→ 62. En fait, le symbole instaure également une mise à distance du réel – un écart symbolique – et permet, selon la formule de Vivien Philizot, de « passer du graphisme au design graphique, c’est-à-dire du dessin au dessein ». Dans un même temps, et paradoxalement, le design graphique produit, élabore du réel et ce double rapport laisse supposer qu’il n’y a pas un lien unique aux choses mais une multitude grâce aux symboles. Il y a différentes façons de voir une même chose, donc une chose comporte plusieurs vérités, plusieurs savoirs : « Il n’est pas certain que l’on puisse concevoir une affiche qui puisse définir en propre ce qu’ « est » le design graphique, mais ce qu’il est possible de faire en revanche, c’est bien plutôt de décrire les relations symboliques dont le design graphique est l’objet, pour mieux comprendre la manière dont il transforme les rapports de force en rapports de sens. »→ 63.
« Le design graphique est l’un des outils dont les sociétés occidentales se dotent, dès la fin du XIXe siècle pour traiter, visuellement, les informations, les savoirs et les fictions : il est l’un des instruments de l’organisation des conditions du lisible et du visible, des flux des êtres, des biens matériels et immatériels. Traiter visuellement les informations, les savoirs et les fictions, c’est donc concevoir graphiquement leur organisation, leur hiérarchie, c’est concevoir une syntaxe scrypto-visuelle dont les partis pris graphiques orientent les regards, les lectures »→ 64
L’apparition et la propagation de l’histoire du visuel se fait en France, grâce à l’ouvrage paru en 2000, Les Images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle, de Laurent Gervereau, qui pose ainsi le terme, le territoire d’étude et la méthode de la nouvelle discipline. Ce dernier créa, dès 1992, un groupe de recherches pluridisciplinaires sur les images, il reste aujourd’hui l’un des principaux instigateurs français de l’histoire du visuel. En fait, cette dernière découle des travaux menés depuis plusieurs siècles quant à l’iconographie et l’iconologie, domaines dans lesquels prédominent l’histoire de l’art et donc les historiens de l’art, mais qui, en vérité, se trouvent être à la croisée de diverses sciences humaines – et même davantage que l’iconologie.
« Même s’il y a dans tout cela une forme d’utopie humaniste qui rassemblerait la psychologie humaine dans un langage symbolique unique traversant les âges et les civilisations, beaucoup de ces travaux réfutent la thèse selon laquelle l’histoire de l’art serait une simple histoire des formes et de leur évolution »→ 65
Comme nous l’avons vu plus en amont, le XXe siècle fut prodigieusement riche quant à l’étude et l’analyse des images, sur le plan théorique et intellectuel. Le concept d’art en Europe s’est vu alors dépassé, élargi, une remise en question s’est opérée concernant l’invention de l’art de la Renaissance italienne pour tendre vers une expansion des productions. Cependant, cette expansion de l’art a aussi ses limites : l’art relève de productions humaines, de créativités humaines, or aujourd’hui, ces productions sont occultées par les images mécaniques, les images secondaires, générées ou mises en ligne sur Internet – entre autres – et qui n’ont pas pour dessein la création. La limite de cette expansion est en fait l’expansion elle-même, un état à outrance, presque dégénératif. Dans son essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique rédigé en 1935 – mais publié de façon posthume seulement en 1955 – Walter Benjamin pose ces problèmes d’expansion de l’art et d’images mécaniques ou secondaires, toujours d’actualité. L’auteur établit sa thèse de la « déperdition de l’aura »→ 66, autrement dit, les œuvres résultant des techniques de reproduction de masse perdent l’aura propre à l’œuvre unique d’origine à cause de sa reproductibilité, de sa déclinaison presque infinie. La thèse de Walter Benjamin sera ensuite reprise dans les années 1990, surtout par les critiques d’art contemporain qui jugeaient cette thèse comme quasi prophétique quant au changement de statut de l’œuvre d’art, en raison de la technologie et culture numérique favorisant la reproduction et la diffusion exponentielle des images. Mais la déperdition de l’aura n’a pas pour seule cause la démultiplication des œuvres, en effet, certains mouvements artistiques ont influé sur la perception et le statut de l’œuvre d’art comme par exemple le Dadaïsme qui, avec ses œuvres éphémères et iconoclastes, a complètement désacralisé le postulat de l’œuvre comme pilier du Beau, de l’intouchable et de l’immuable ; ou encore le Pop Art, avec la création d’œuvres via le procédé de reproduction sérielle, industrielle de la publicité, donc une création que l’on pourrait qualifier d’impersonnelle, et qui désacralise ou désincarne également le postulat initial de l’œuvre d’art. En fait, l’ironie et la provocation des ces deux mouvements viennent – et ont pour but – de requestionner l’objet œuvre d’art, ainsi que ses limites.
Paradoxalement, l’art pour Walter Benjamin est par nature reproductible, et c’est cette considération qui va l’amener à s’interroger sur la fonction, l’emploi des moyens de reproduction dans le domaine artistique. Deux idées se dégagent de cette interrogation : la réception des œuvres d’art, notamment anciennes, est transformée par les techniques de reproduction, et surtout, ces dernières deviennent des formes d’art à part entière (comme pour le Pop Art par exemple). Les techniques de reproduction de masse et leur développement révolutionnent, d’une certaine manière, la perception du regardeur, du public, qui a l’impression que l’art lui est facilement accessible, alors que dans un même temps, ces images de substitution affichent l’absence des œuvres uniques initiales, mais également de ces images de substitution car elles ne sont que des fantômes. Comme le dit Bruno Tackels dans son ouvrage L’Œuvre d’art à l’époque de Walter Benjamin. Histoire d’aura→ 67 : « L’aura n’existe pas avant la reproduction, qui en serait comme le moment de destruction. L’aura ne prend véritablement forme… que dans son épuisement, généré par l’essor inéluctable des techniques de reproduction. C’est au moment où le reproductible envahit le champ anciennement habité par l’aura, c’est au moment de sa destruction radicale que l’aura peut apparaître et devenir visible pour l’œil moderne. ». Cette interrogation quant à la fonction, l’emploi des moyens de reproduction dans le domaine artistique est – d’autant plus – applicable au domaine du design graphique. En effet, l’émergence et l’accélération des modes de production et de l’utilisation des outils numériques à partir des années 1980, puis l’expansion des médias numériques dans les années 1990 restructurent intensément les conditions de production et de diffusion – la pratique du graphiste donc – des informations et des savoirs notamment. La culture numérique amène un processus de mutation dans « les procédures de transmissions des expériences, de la mémoire »→ 68 : « [...] ces transformations contribuent à sortir les sociétés occidentales du « temps des structures » pour entrer dans « le temps des événements ». À défaut d’un devenir programmé, le présent n’est plus l’articulation entre un passé et un futur. S’impose alors l’ici et maintenant nourri de la succession, de la réitération, de la médiatisation des événements dans un flux continu qui est du temps paradoxalement discontinu, fragmenté, réactivé toujours par la recherche constante du nouveau, le temps de l’hyper-sensibilité à l’actualité et de l’hyper-émotivité qui en découle. Cette expérience pourrait être définie par la notion de « présentisme » que propose l’historien François Hartog, « l’évidence d’un présent omniprésent [...], une expérience contemporaine d’un présent perpétuel, insaisissable et quasiment immobile »→ 69. Le graphiste, en tant que producteur et consommateur d’images – secondaires – a un rôle important à jouer de par ce processus de mutation qui fait évoluer sa pratique, et de part le fait qu’il est acteur de ce processus qu’il fait évoluer par sa pratique. En s’inscrivant dans le développement et la circulation des images – par et grâce à l’outil, de la culture numérique – le graphiste modifie ce qu’appelle Annick Lantenois le « transfert » et la « traduction » car « en tant que moyens d’adaptation à un milieu, les pratiques de transfert et de traduction sont indispensables à la vie et à l’épanouissement de tout individu, de tout collectif, de toute culture. La capacité d’appropriation du potentiel d’action contenu dans ces deux termes (transfert et traduction) est l’indice de la volonté d’imaginer les conditions nécessaires pour vivre avec et parmi les autres. »→ 70. La reproductibilité des images par le biais du numérique – et le numérique en lui-même – offre au graphiste un terrain de création presque intarissable : son regard traverse, voyage à travers les sédiments de l’image et de ce qu’elle porte comme héritage, quant aux reproductions numériques, le graphiste les réactive dès qu’il les puise, glane, pille, chasse ou cueille. Le design graphique permet aux images d’être déplacées, de se mouvoir perpétuellement et donc de se réactiver sans cesse, peu importe leurs spatialités et leurs temporalités. Elles se retrouvent alors dans une démarche, un cycle de work-in-progress quasi infini.
Avec L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin anticipe pleinement l’expansion des images secondaires – et de l’art ou la pratique artistique qui en a découlé – c’est ce qui a d’ailleurs permis à cet essai de devenir une référence – par transposition entre autres – en histoire de l’art, et de devenir l’un des textes fondateurs de l’histoire des images, de l’histoire du visuel.
DIALECTIQUE DU MONTAGE
Walter Benjamin ne s’est pas seulement arrêté à la reproduction de masse des œuvres et les conséquences que cela engendre dans le domaine artistique. Un autre axe de réflexion, plus ciblé cette fois bien que toujours rattaché à sa thématique centrale, a également retenu son attention : il s’agit du cinéma, de l’image cinématographique. C’est avant tout la perception, la façon dont le regardeur, le public appréhende cette dernière qui intéresse l’auteur : selon lui, la caméra annihile l’aura, le corps de l’acteur de cinéma, il devient ainsi une simple image (une image secondaire) et malgré cette abolition de l’aura de l’acteur, le public est comme envoûté par l’image cinématographique qui s’offre à lui. Cette dernière offre également à voir une représentation du réel, autrement dit un territoire dont le regardeur n’avait pas conscience de faire partie et qui tend à une nouvelle perception du monde. En fait, Walter Benjamin pense que l’apparition du cinéma et la perte de l’aura qui s’en suit a profondément modifié l’attitude du public face à l’œuvre d’art, il participe à cette dernière et à ses transformations, mais aussi à son fonctionnement. L’art peut alors s’émanciper de l’emprise de valeurs extérieures (religion, politique, etc), et peut enfin atteindre une existence propre, une autonomie. Avec la théorie soutenue par l’auteur, on est amené à se demander si l’assimilation de l’art par les masses n’entraîne pas une transmutation de l’œuvre d’art en objet commercial ; Theodor Adorno va même plus loin en soutenant que l’usage que font les masses de l’art amène la fin même de celui-ci à cause de ce processus de marchandisation.
Cette nouvelle perception du monde, Béla Balázs la ressent également. Il publie en 1925 L’Homme visible où il développe l’idée que le cinéma – qu’il a vu évoluer – amène à une reconquête, une redécouverte du corps mais aussi du « langage des gestes, langue maternelle de l’humanité », allant au-delà du langage écrit. Ce dernier suppose en effet des caractéristiques spécifiques à une nationalité – la ou les langue.s parlée.s et écrite.s – contrairement au langage du corps qui tend à une universalité. Pour l’auteur « chaque art signifie un rapport personnel de l’homme au monde, une dimension personnelle de l’âme », en fait, les arts ne traitent, ne représentent que l’Homme, et ce qui fait naître l’art c’est la capacité des choses à répondre à notre regard. Il voit ainsi dans le cinéma un genre de promesse, jusqu’alors inégalée dans les autres arts, et qui en fait une forme d’art autonome et novatrice. Il a conscience dès le début qu’il se passe quelque chose dans le fait de filmer la réalité, même si elle est jouée.
« Ce que nous voyons sur l’écran, c’est une photographie, ce n’est donc pas une œuvre qui prend naissance sur l’écran (par exemple, le tableau sur la toile). Elle a été faite avant sa projection, elle est visible dans la réalité. Il a fallu que l’œuvre soit jouée devant un appareil de prise de vues, sinon on n’aurait pas pu la photographier. Le travail créateur proprement dit, l’action originelle, a été entièrement joué dans un studio ou en plein air, en tout cas du point de vue spatial devant une caméra, et du point de vue temporel avant la reproduction de la prise de vues [...], le film que nous voyons sur l’écran n’est rien d’autre qu’une reproduction photographique [...]. Cependant, ne voyons-nous pas dans le film, sur l’écran des choses que nous ne pourrions pas voir au studio ? [...] Quels sont ces effets qui se réalisent pour la première fois sur la pellicule grâce à la projection ? »→ 71
Les procédés techniques – la distance variable, le plan de détail, le gros plan, la variation du cadrage et le montage – occasionnent les effets dont parle Béla Balázs, c’est-à-dire un effet psychologique qui amène un effet d’identification. Seule la camera peut doter l’image de ces effets, qui n’agissent sur nous qu’à partir de l’écran : le cinéma montre autrement et annule la distance habituelle entre le regardeur-spectateur et l’œuvre. Mais pour ce faire, il faut passer par le procédé technique du montage qui, selon l’auteur, génère « le rythme des images et ce processus qui lie les idées » , il est « l’architecture mobile des images ». Le montage nous montre à voir et une parcelle de réalité, et une perspective, l’interprétation intérieure du réalisateur. Le terme montage en français est plus en adéquation avec l’acte et l’idée d’assembler, contrairement au terme allemand schnitt ou au terme anglais cutting qui renvoient, eux, à l’acte et l’idée de couper. Le réalisateur – ou monteur – assemble plus qu’il ne coupe pour nous faire saisir, inconsciemment, le sens de ce que l’on voit : la signification se trouve dans la charge que porte les images et leur.s enchaînement.s, des connexions qui se font mentalement entre deux images. En fait, nous ne regardons pas librement, notre œil est soumis d’une certaine façon à l’enchaînement imposé dans le montage, c’est la perspective du réalisateur qui prône : si plusieurs d’entre eux disposaient des mêmes images pour monter un film, chacun des films exprimerait des personnalités, des représentations du monde, des films différents.
Le montage permet en réalité d’assembler et de désassembler les images à l’infini. Même si le réalisateur impose son enchaînement, nous, regardeur-spectateur qui voyons les images, faisons inconsciemment des associations d’idées avec des éléments qui n’ont rien à voir avec le film si ce n’est un aspect formel qui va en appeler un autre dans notre mémoire – des associations d’espaces et de temps donc. Nous prenons alors conscience de quelque chose qu’aucune image – de la scène, du film – ne nous montre, comme si ces éléments spatiaux et temporels formaient une grande mosaïque hétérogène intérieure. Le montage, provoquant cet éveil, est de ce point de vue semblable à la poésie, autrement dit, il tend à stimuler notre imaginaire, nos souvenirs, nos rêves parfois, et échafaude ainsi un montage que l’on pourrait qualifier de subjectif.
« Le cinéma peut rendre bien plus perceptible le processus de l’association que peuvent le faire toutes les catégories de l’art du verbe. Bien trop d’éléments conceptuels adhèrent aux mots. Par contre, l’image est une forme purement irrationnelle. En conséquence, les séries d’images peuvent renoncer aux textes de liaisons »→ 72
Pratiquement dès ses débuts, dans les années 1960, Jean-Luc Godard associe le cinéma à l’art du verbe, car pour lui, ces deux langages sont indissociables et ont chacun leur part dans le processus d’associations d’idées générées par le montage. Il fait partie de ces figures qui ont fait, et font encore, acte de regard et de parole pour contester et résister contre l’oubli de notre société en passant par le passé, plus exactement en citant ce dernier. Citer le.s passé.s pour le cinéaste, c’est mêler, faire s’entrechoquer et faire coexister des éléments – visuels, textuels, etc – hétérogènes à l’écran pour qu’ils résonnent dans notre conscience. La citation chez Jean-Luc Godard est apparente et opérante dans presque la totalité de ses films – le plus représentatif étant sans doute Histoire(s) du cinéma – et se trouve investie d’un statut et d’un rôle bien particuliers : « Les « passés cités » de Jean-Luc Godard [...] relèvent à la fois d’un geste de respect et d’une posture irrespectueuse. Ils sont simultanément des « passés pensés » et des « passés dépassés », si j’ose dire. Ils forment en même temps un acte de référence et un acte d’irrévérence. Citer, oui, car on n’invente rien, on transmet seulement. Mais il importe de citer en toute liberté de transformer. Le premier caractère de la citation chez Godard serait donc de transformer l’appel à l’autorité [...] en rejet de l’autorité. »→ 73
Il invente une forme de montage basée sur, comme le dit Georges Didi-Huberman, une « méthodologie citationnelle » qui comprend plusieurs phases : la « récolte » des éléments à citer, le « recolement » des matériaux afin de les mettre en ordre et le « recollage » pour combiner les éléments et mettre au point le rythme du film. Le montage est alors un appareil heuristique, entrelaçant textes et images, qui génère une sorte de liberté de mouvement dans notre esprit aux images et aux mots. Dans cet appareil, les citations sont systématiquement remontées, elles sont « une unité minimale douée de cette mobilité essentielle à toute énonciation et de cette possibilité combinatoire essentielle à toute signification »→ 74, autrement dit, pour Jean-Luc Godard la citation ne vaut que recadrée mais avec une possibilité d’accroissement – qui se fera lors du montage, associée à d’autres éléments visuels et/ou sonores.
« Il va sans dire que la citation procède avant tout d’une heuristique des significations qui fusent [...]. Il cite d’abord pour se donner un matériau à monter, une matière manipulable, formellement et sémantiquement, sur laquelle il puisse se sentir souverain. Cela lui permet sans doute de critiquer le monde des images qu’il donne à voir [...] ; de créer un lien avec autrui tout en s’appropriant la chose citée [...] ; de court-circuiter le temps afin de créer des frictions – ou des fictions – propices aux montages les plus efficaces [...] ; de « voiler la présence trop simple » de l’image [...] ; de « répéter un peu pour voir » toute chose [...] ; de jouer sur la différence et la répétition des phrases « revenantes » [...] ; d’autoriser tous les « tours de passe-passe » conceptuels [...] »→ 75
Malgré ses prises de liberté quant aux citations, Jean-Luc Godard cherche à montrer la vérité, celle des événements, celle de l’Histoire. La citation d’autorité recadrée est en fait décadrée – démontée – de son contexte pour servir un autre sens (le montage) et une autre vérité (celle que le cinéaste veut nous montrer). De plus, elle est amenée à témoigner de notre Histoire passée, à dénoncer les événements présents en restaurant le passé, de là se tisse toute la pensée de Jean-Luc Godard quant à l’Histoire – pensée passée, présente et en devenir. La forme de montage dont il use permet une dialectique, une « forme qui pense » comme dirait le cinéaste, mais aussi une prise de position face aux événements historiques. Cette prise de position, nous la retrouvons pleinement dans Histoire(s) du cinéma, une série de films commencée en 1988 et terminée en 1998, dont l’ensemble comprend quatre chapitres divisés en deux parties chacun (1(a) : Toutes les histoires, 1(b) : Une histoire seule, 2(a) : Seul le cinéma, 2(b) : Fatale beauté, 3(a) : La monnaie de l’absolu, 3(b) : Une vague nouvelle, 4(a) : Le contrôle de l’univers, 4(b) : Les signes parmi nous). Le cinéaste convoque toute une constellation de figures littéraires, philosophiques, cinématographiques, et d’événements historiques – tous les langages possibles – à travers un montage extrêmement dense dans le but de susciter quelque chose en nous, peu importe que ce soit « la sidération ou l’effusion, ou l’acceptation, ou la distance »→ 76, pourvu qu’il y ait provocation – en nous.
« C’est sa dialectique à lui : sa façon de dire vois, là (ce qui suppose un long travail d’orientation du regard, de mises en relation proposées) et voilà (ce qui suppose, en quelque sorte, le suspens de la séance, façon zen ou Lacan, ou bien l’abrupt marquage de la liberté artistique façon de dire : « point, barre, c’est à prendre ou à laisser ») »→ 77
Le montage devient alors processus, comme le décrit Georges Didi-Huberman « un mouvement centrifuge d’associations productrices d’idées nouvelles, d’hypothèses, de fantaisies imaginatives, mais aussi de savoirs authentiques : un libre geste pour multiplier les figures, les combiner en « phrases » douées à la fois de rigueur quant à la connaissance [...] et d’intensité quant à la passion ou, du moins, quant au désir [...]. ». On peut en déduire que le montage serait donc le processus suprême en ce qui concerne l’aspiration à la connaissance. La pensée de l’image et du montage dans Histoire(s) du cinéma suggère « une ouverture aux transferts, aux associations d’idées, aux attentions flottantes, aux surinterprétations et [...] à toutes les fécondités inépuisables du travail de l’inconscient »→ 78. Le mouvement centrifuge, dont parle Georges Didi-Huberman, déclenche un état de révolte au sein du montage et de notre esprit, et cette révolte permet aux images de remettre en cause les précédentes, elles prennent position. Prendre position, c’est aussi ce que fait le graphiste, producteur et manipulateur d’images comme Jean-Luc Godard, devant élaborer des tactiques visuelles : « Le design est avant tout une prise de position que le designer affirme par les choix de ses commanditaires et dans les diverses solutions d’un même problème. Et la réalisation d’un projet de design est le fruit de l’intrication (réussie ou non) de ces deux niveaux de responsabilité (du designer et du commanditaire) et de la manière dont ils pensent et vivent leurs rapports au lecteur, à l’utilisateur et, plus largement, aux individus et aux collectifs »→ 79.
Avec Histoire(s) du cinéma, nous avons affaire à une dialectique poétique qui engage cette révolte et cette prise de position. Cependant, Jean-Luc Godard, en décadrant citations textuelles et citations visuelles, brouille la frontière entre « la mise en poème du monde [et] la mise en formule »→ 80 de ce dernier. C’est pourtant grâce à ce brouillage que les citations – textuelles ou visuelles – prennent position, interpellent notre regard car le brouillage amène la profusion. Le cinéaste veut que ses images et ses passés cités gardent tout leurs pouvoirs de significations, il veut tout, toutes leurs strates : « [Jean-Luc Godard] refuse de perdre d’un côté du cinéma ce qu’il sait pouvoir gagner de l’autre, [il] refuse de renoncer à Méliès quel que soit son amour de Lumière, et rêve aux plans d’Hitchcock lorsqu’il film du côté de Rossellini. Il veut à la fois l’ontologie et le langage, comme il désire à la fois le monde comme bruit et chaos et la pureté de la musique, le tremblement de l’instant unique et la nostalgie de la répétition. Godard a [ainsi] pratiqué depuis ses débuts le cinéma du plus grand écart entre des postulations réputées contradictoires de son art. [Il] s’efforce à chaque moment [...] de tenir le cinéma par ses deux bouts en même temps, mais sans nier leur irréductibilité, en se servant au contraire de ce plus grand écart. »→ 81
Se soulève alors un paradoxe dû à cette volonté de tout vouloir, car la profusion amène ces citations hétérogènes à un morcelage des langages, des écritures donc à une confusion. Même si le cinéaste affirme sa volonté de vouloir « confondre les choses »→ 82 pour mieux les confronter, un « jeu d’amalgames hasardeux »→ 83, un glissement s’instaure dans le montage lui-même et tend aux sophismes, aux inexactitudes qu’il déteste tant. Cette complexité due à la multiforméité et stratification des citations et à l’expérimentation du montage pousse le regardeur-spectateur vers des sentiments de désorientation, d’envoûtement ou encore de lassitude. Il y a pourtant un sens à toute cette complexité. En effet, aux yeux de Jean-Luc Godard, le cinéma et l’Histoire doivent être confondus, mêlés. Le cinéma est le médium par excellence de l’Histoire; il produit – de – l’Histoire.
« Godard, en tout cas, aura eu le grand courage de ne pas se simplifier la vie de cinéaste en affirmant que le cinéma lui-même est comptable de certains engagements historiques vis-à-vis de la pensée, de l’éthique et de la politique. Le cinéma est inséparable du tranchant de l’histoire, précisément parce qu’il est sans cesse menacé, divisé – voire mis en morceaux et remonté – par elle »→ 84
La fonction des Histoire(s) du cinéma serait de convertir un massacre, une disparition (des Hommes durant la Seconde Guerre Mondiale entre autres), d’événements historiques donc, en mémoire par le biais du cinéma. Ce dernier servirait à transposer l’acte de mort en acte de résurrection grâce au processus du montage des citations hétérogènes. Tout comme l’écriture visuelle inventée par André Malraux dans Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, l’écriture polymorphe du cinéaste est un « système artificiel à mémoire »→ 85 qui permet de fixer cette dernière – dans le temps, dans l’espace. En confondant Histoire et cinéma, Jean-Luc Godard prend position via les citations et nous invite – consciemment ou non – à en faire de même. L’image aurait pour but de nous faire faire acte de regard en voyant ou revoyant les événements, de résister face à l’oubli. Le cinéma est en fait lui-même une citation du passé et de l’Histoire, c’est un appareil qui monte pour remonter l’Histoire→ 86.
« L’histoire ouvre le cinéma dans la mesure où sa complexité même [...] autorise de diffracter le récit filmique, comme si les expérimentations sur le montage des années 1920 et 1930 retrouvaient, par le biais d’un dialogue épistémologique avec les sciences humaines, une nouvelle raison d’être. Voilà pourquoi les Histoire(s) du cinéma racontent l’histoire sur le mode de mémoires mises sens dessus dessous, de récits polyphoniques, d’archives montrées – démontées – comme autant de feux d’artifices projetés les uns sur les autres. C’est alors que cette histoire en images devient une histoire extraordinairement feuilletée, proche de cette « histoire de fantômes pour grandes personnes » qu’Aby Warburg invoqué pour définir la vie historique de toute culture. Et, comme dans Mnémosyne, [...] place est laissée à une « iconologie des intervalles » qui perturbe ensemble l’économie figurative et l’économie temporelle des images. [...] Cinéma « ouvert », donc, où les innombrables passés cités, les revenances d’images et de phrases, s’enchevêtrent au rythme d’une interminable recherche polyphonique, comme une immense association d’associations d’idées »→ 87
Jean-Luc Godard décale le statut de cinéaste à celui de chercheur, ou plutôt, il les fusionne. Histoire(s) du cinéma, c’est, comme le dit Georges Didi-Huberman, une « recherche du temps perdu », une « recherche du temps par voirs », mieux encore « une recherche d’historien menée avec les moyens du cinéma », c’est-à-dire une archéologie, une recherche de la mémoire et du savoir. Cette recherche transperce l’écran d’une dimension lyrique – complexe à déchiffrer, certes – qui nous montre bien que le cinéma est un art majeur, le seul qui puisse nous faire voir l’Histoire dans un « vois, là » et un « voilà »→ 88 : une dialectiques des images pour une dialectique des savoirs. Car Jean-Luc Godard requiert des images, via leurs associations, qu’elles contribuent à l’acte de pensée.s, de savoir.s sur l’Homme et son Histoire. La dimension lyrique passe par le rythme, d’autant plus que l’Histoire(s) du cinéma est composée d’images – à mobilité – fixes pour la plupart. Elles vont prendre corps grâce au travail de montage qui va amener des éléments sonores, des éléments textuels et parfois des éléments en mouvement. Mais dans un même temps, ces images sur pause sont stoppées dans leur mouvement pour que l’on puisse mieux les voir, elles s’arrêtent devant nous pour s’imposer, à notre regard et à notre mémoire. Et les phrases qui s’y superposent se trouvent dans une position de leitmotiv, appuyant davantage leurs présences imposées. Le rythme chez Jean-Luc Godard passe par la division « en plusieurs », comme le note Georges Didi-Huberman, et la division va engendrer du multiple.
« [...] À ce moment là seulement, vous [Jean-Lus Godard] parvenez à cet impensé dont les philosophes de votre génération ont beaucoup parlé, à partir de ce que Freud nommait déjà « surdétermination » dans le domaine des images oniriques, et que Walter Benjamin nommait déjà « inconscient visuel » dans le domaine des images photographiques. Mais il vous arrive tout autant [...] de diviser en deux. Cela vous situe fortement dans un duel, et ainsi l’opposition apparaîtra au spectateur dans une clarté immédiate [...]. Mais cela peut vous plonger aussi dans une situation duelle, faite de captations imaginaires, voire de relations ambivalentes évoquant le transitivisme enfantin (lorsqu’un enfant tape sur son voisin et va, derechef, se plaindre à maman, sans mentir pour autant, qu’il a eu très mal) »→ 89
La division chez le cinéaste laisse supposer une vision en formule, une vision algébrique du montage, particulièrement avec le système de division par deux. À l’échelle du film, cela se traduit par une dualité champ-contrechamp « de dialogue (les deux diffèrent mais coexistent, échangent, partagent) » selon Georges Didi-Huberman, ou « de haine (les deux diffèrent mais refusent de coexister, d’échanger, de partager), ou encore d’identification (les deux ne diffèrent pas, ils sont même une seule et même chose) ». Le système de division peut limiter, pour Jacques Rancière, la « puissance d’enchaînement des signes et des formes » et la « plurivocité »→ 90 des phrases-images de Jean-Luc Godard. Ce dernier ne franchit jamais la limite, mais la rase bien souvent. À l’échelle de l’individu, cette dualité se traduit par une position, une posture d’intermédiaire du cinéaste (tout comme du graphiste dans sa discipline) entre le texte et l’image, mais aussi entre le visible et le non visible, ce que l’on voit et ce que l’on devine ou imagine.
Toujours dans Histoire(s) du cinéma, le cinéaste semble se poser comme seule figure d’autorité possible pour incarner le cinéma et ce parce qu’il intègre l’Histoire – générale et du cinéma – dans son propre cinéma. En fait, Jean-Luc Godard, en convoquant constamment des auteurs de tous les langages (cinéma, littérature, etc), les intègre à son propre travail cinématographique : il aurait alors en sa possession l’autorité de ces auteurs – donc l’autorité de la vérité d’une certaine manière – ce qui légitimerait sa place de figure d’autorité du cinéma. Par et pour cette figure d’autorité, le cinéaste peut se permettre de faire de ses films des « projets perpétuels, c’est-à-dire la mise en chantier d’objets en devenir »→ 91.
« Un projet est le germe subjectif d’un objet en devenir. Un projet parfait devrait être à la fois entièrement subjectif et objectif, un individu indivisible et vivant. Par son origine, il doit être complètement subjectif, original et uniquement possible dans cet esprit ; son caractère, quant à lui, totalement objectif nécessaire physiquement et moralement. Le sens pour les projets, que l’on peut nommer fragments de l’avenir, n’est différent du sens pour les fragments du passé que par la direction, laquelle est pour le premier progressive, et, pour le second, régressive. L’essentiel est d’idéaliser immédiatement des objets et, à la fois, de les réaliser, de les intégrer et, partiellement, de les compléter en soi. Or, comme le transcendantal est ce qui entretient une relation avec l’union ou la séparation de l’idéal et du réel, ainsi peut-on bien dire que le sens pour les fragments et pour les projets est la partie transcendantale de l’esprit historique »→ 92
À l’instar de Jean-Luc Godard, qui produit un cinéma – dit – d’auteur, il existe aussi un graphisme, un design graphique – dit – d’auteur. Ce dernier, tout comme le cinéaste, pense sa pratique comme un objet complexe et conceptuel tout en (re)questionnant constamment sa définition, sa forme, sa fonction, sa place dans la société, son système même – un graphiste-chercheur donc (« relier est à mettre sur le même plan que penser »→ 93). Pour ce faire, le graphiste-auteur emploie la citation (une « démarche « interstitielle et mimétique » selon Céline Chazalviel→ 94), mais la citation recadrée – visuelle ou textuelle – dont nous parlions plus en amont au sujet de Jean-Luc Godard, autrement dit, il détourne des codes, des vocabulaires, des écritures de la culture populaire pour se les réapproprier en les transposant, en les décadrant pour générer une nouvelle écriture visuelle qui mêle des éléments temporels, spatiaux et matériels hétérogènes. Le graphisme met alors en forme une pensée, en citant la culture populaire, il transgresse les règles de sa propre discipline, il va au-delà des conventions imposées, consciemment et délibérément : « le graphiste commet volontairement une « faute graphique » (irrespect des règles du métier) ou une « faute de goût » (qui ne sera que déplacement des goûts d’un certain milieu socioculturel à un autre supérieur : l’insertion du populaire dans un environnement intellectuel). Outre le plaisir du dépassement des règles et de l’interdit, la citation graphique « amateur » chez les graphistes-auteurs leur permet de placer le lecteur (qui comprendra le second degré) dans un cercle d’initiés (et d’exclure celui qui ne comprendra pas). C’est donc un clin d’œil intellectuel, culturel et connivent. »→ 95. Cette transgression de la discipline permet la conception en couches, en strates (figure du graphiste-géologue, du graphiste-archéologue) d’un méta.langage, d’une écriture singulière, exactement comme le fait Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma. En fait, cet échafaudage visuel est un échafaudage culturel – et historique – qui donne quelque part une certaine autonomie, une indépendance à la production – et par extension au graphiste également – car une distance s’instaure. C’est elle qui va permettre et autoriser une démarche intellectuelle, pas seulement du graphiste-auteur, mais aussi – et surtout – du regardeur. Des formes complexes et difficiles à déchiffrer peuvent émerger, face à elles le regardeur doit embrasser une certaine attitude, initier son œil si besoin, afin de dénouer ces strates et ces modes de pensées superposées – un regard sur le monde ?
« Pour moi, c’était ça un auteur [graphiste, artiste, écrivain, cinéaste, etc]. Quelqu’un qui a quelque chose à dire, d’abord ; qui sait, ensuite, le dire dans sa propre écriture et puis : qui a trouvé, à l’intérieur de cette écriture une impertinence »→ 96
Face aux paysages godardiens, et à ceux du cinéma moderne en général, le regardeur-spectateur doit adopter une posture de stratège – celui qui « interprète le cinéma dans le cadre de l’histoire du médium, c’est-à-dire à partir de l’« archive » qui informe et oriente la lecture qu’on en a » – et de stratigraphe – celui qui « perçoit dans le paysage cinématographique [...] des couches de durée dépassant toute compréhension humaine »→ 97. Ces deux postures sont également incarnées par la figure du graphiste, que Marjorie Ober compare à un archéologue-géologue face aux images : « [...] la profession la plus assimilable à celle de l’archéologue est sûrement celle du graphiste. Quand Ginouvès et Guimier-Sorbets nous disent « or cette stratigraphie, [...], la fouille la détruit au fur et à mesure qu’elle progresse, et l’on a pu comparer l’archéologue à un lecteur qui déchiffrerait, l’une après l’autre, les pages du livre qu’il est en train de lire », leurs propos font écho au design graphique ; portant atteinte à l’image existante ou en enlevant des éléments visuels (retouche d’image). [...] Comme l’archéologue s’approvisionne dans l’Histoire, réactivant de ce fait la mémoire de l’Humanité, le graphiste puise dans l’Histoire des images pour activer l’œil. Tout deux font face à une image de type « bloc » dans laquelle il faut creuser, tantôt pour chercher/créer (dans une application pratique), tantôt pour en déceler le sens (selon des mesures théoriques). »→ 98. Ces paysages stratigraphiés ou stratiphiques sont présentés initialement dans les ouvrages de Gilles Deleuze, L’image-temps et L’image-mouvement, qui, tout comme Jean-Luc Godard sur un autre terrain, transpose le cinéma en objet critique. À partir de divers écrits de Michel Foucault, distinguant l’acte de lire et l’acte de voir, l’auteur développe l’idée selon laquelle le cinéma – le film – serait composé de paysages en strates, semés de signes (mots, lettres, etc) qui sont à la fois des clés de lecture.s possible.s et à la fois un genre de mémoire, d’archive. Ces strates internes au film l’amènent à avoir une temporalité subjective que l’on ne peut ni nommer ni quantifier, c’est-à-dire une durée qui va hors du temps tout en restant dans les « limites de la perception qui le cerne »→ 99, d’où l’importance de la combinaison stratège/stratigraphe. Le cinéaste et le spectateur doivent faire preuve de stratégie.s, le premier pour disséminer les strates et les signes ; le second pour les reconnaître et les interpréter dans le paysage. Dans L’image-temps plus particulièrement, Gilles Deleuze aborde la rupture entre le regard du spectateur-regardeur et le mouvement généré par les images cinématographiques, la rupture du lien « sensori-moteur ». De là, l’auteur de Cinéma 1 et Cinéma 2 nous expose un « traité du paysage du cinéma moderne » : « Il s’agit d’un paysage sédimenté, dont les nombreuses couches de temps témoignent d’une importante durée. Un peu comme le temps, qui ne connaît ni origine ni fin, serait le réel pour l’historien, le paysage cinématographique est simplement là. Il s’agit d’un paysage dont l’existence, à l’aune du temps géologique, remonte avant toute présence ou création humaine. »→ 100
La rupture « sensori-moteur » dont parle Gilles Deleuze fait accéder le cinéma à une « nouvelle visibilité des choses »→ 101 car elle déclenche une confusion entre « le subjectif et l’objectif ». Le paysage stratigraphique est l’élément qui permet de réintroduire des signes-mémoire, des signes-archive dans l’image cinématographique, de faire en sorte que « l’image visuelle [devienne] archéologique, stratigraphique, tectonique »→ 102. Comme pour Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, les images appellent le spectateur à un acte de regard, les signes hétérogènes s’entrelacent, convoquent la mémoire et déclenchent en nous de nouvelles associations. Pour Tom Conley, le cinéma serait donc une « opération stratégique » et stratigraphique, les images cinématographiques seraient « héautonomes », autrement dit, elles jouiraient d’une « autonomie doublée par le souvenir »→ 103.
Ces rapports de forces visuels, ces signes hétérogènes s’entrelaçant, sont pourtant à distinguer des signes-archive, en effet, pour Gilles Deleuze « les stratégies se distinguent des stratiphications, comme les diagrammes se distinguent des archives ». L’archive renverrait à une « histoire des formes » tandis que le diagramme renverrait quant à lui à un « devenir des forces » qui fera naître une nouvelle réalité différant de celle de l’archive : « au lieu de faire un bilan de l’histoire comme le fait l’archive, le digramme va s’ouvrir à des créations imprévues et inouïes ». En cela, les diagrammes – « œuvres polygraphiques », selon Gilles Rouffineau, « qui entremêle[nt] ainsi l’Histoire et [l]a propre vie [du] designer »→ 104 – de George Maciunas, l’un des principaux fondateur du mouvement Fluxus, sont représentatifs de ces « créations imprévues et inouïes » dont parle l’auteur.
« Faire l’histoire suppose une participation active, mais il faut une prise de distance et un processus réflexif pour écrire sur elle. George Maciunas a fait les deux. Éditeur de publications qui mêlent l’improvisation à un graphisme au style très travaillé, il a mené cette activité publicitaire tambour battant. D’emblée, il a souhaité donner à Fluxus un statut historique, non pas de l’extérieur ni a posteriori, mais en se plaçant au cœur des événements. Pour mettre en œuvre ce projet, il devait développer un design visuel convaincant. Pour cette unique raison, Maciunas devint dès le début des années 1960 la figure centrale d’un mouvement d’avant-garde international »→ 105
George Maciunas peut concevoir des oeuvres polygraphiques car il est lui-même un personnage pluridisciplinaire – artiste, éditeur, galeriste, … – et c’est ce qui lui permet de mettre en action des formes – graphiques – organisant diverses disciplines et connaissances tout en gardant une vue d’ensemble claire grâce au fractionnement de ces dernières. Ces fractographies→ 106 – notations graphiques visant la compréhension des faits – sont des exemples remarquables de la création graphique de l’information de par la méthode, la structure – synchronoptique→ 107, c’est-à-dire une forme qui met en évidence la simultanéité des événements – déployée : à la manière d’un géologue, George Maciunas vient sonder et creuser dans « la profondeur historiographique du passé », selon la formule d’Astrit Schmidt-Burkhardt, et réoriente le diagramme vers une « forme cognitive de visualisation » (operative design) qui permet de générer un « flux visuel traversant les époques et les siècles »→ 108.
« À l’inverse d’un pop-up qui se déploie avec ses effets subtils, les contenus de ses graphiques doivent être dégagés couche par couche, comme dans une archéologie du savoir. [...] Le temps prend une forme concrète en tant qu’espace « replié », pour emprunter la terminologie de Gilles Deleuze. Dans ces chronologies de l’histoire [...], Maciunas a traduit sous forme de strates le temps et l’espace »→ 109
En tant que graphiste, George Maciunas vient ici réactiver – dans le présent – des événements passés dans le but de les faire prospérer et s’élargir, à la manière de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma. C’est d’ailleurs ce qu’il met en œuvre physiquement dans ses diagrammes. En effet, ces derniers se dotent généralement d’une troisième dimension avec l’ajout de morceaux de papier quand il n’y a plus de place – bien que ses diagrammes soient toujours réalisés avec un très grand soin comme nous l’explique Astrit Schmidt-Burkhardt : « Maciunas est un penseur systématique et, par conséquent, il procède de façon systématique à l’établissement de ses diagrammes. Dans un premier temps, il déploie ses diagrammes historiques selon un ordre spatial en fonction d’un quadrillage de lignes et de colonnes. Le passé historique se soumet ainsi à une organisation synchronoptique, et l’absence quasi complète de la dimension projective associée à quelques rares illustrations est compensée par le gain de la dimension conceptuelle d’une telle approche. [...] Prenons le diagramme Fluxus (Its Historical Development and Relashionship to Avant-garde Movements). Ce feuillet au format vertical de 43,2 par 14,3 cm affiche clairement l’intention de définir la place de Fluxus dans l’histoire de l’art et de le situer face à d’autres mouvements d’avant-garde. Dans sa moitié inférieure, le diagramme peut être aussi bien regardé verticalement qu’horizontalement. Pour commencer, le mieux est de l’orienter horizontalement et de le lire de haut en bas. Les champs rectangulaires des notions et des noms aboutissent par des canaux de largeurs et de directions différentes à une énumération d’artistes. La disposition de ce réseau de canaux donne l’impression d’un système de mélange dans lequel les influences artistiques fluides s’échangent et débouchent finalement sur des genres divers. [...] Par leurs recoupements et leurs interruptions, des canaux de liaison créent l’illusion d’un espace matérialisé par le contraste du noir et du blanc de la composition qu’accentue la perception de la figure sur le fond. Le potentiel de cette composition graphique contrastée suggère un principe d’organisation fondé sur la perception en trois dimensions de la surface plane du diagramme. »→ 110. Nous avons affaire à une forme lyrique – et savante – du voir, assez proche des calligrammes de Guillaume Apollinaire. Les éléments – exclusivement – textuels se transmuent, par la composition et la forme donnée, en images. Jean-Luc Godard emploie le texte de la même manière (mais en l’intégrant à des éléments visuels et parfois sonores), permettant ainsi, selon Astrit Schmidt-Burkhardt, de « libérer des signifiants qui flottent à travers le temps, ouvrant vers des contextes historiques plus vastes ». Une posture de stratège et de stratigraphe (au sens où l’entend Tom Conley) donc, doublée par celle d’un archéologue du – des ? – savoir.
« Le « design de l’histoire » était la raison d’être de Maciunas. Avec ses cartes et ses diagrammes [...] [il] contribua de façon déterminante à la visualisation du savoir en diagrammes au XXe siècle. Ces travaux occupent une place particulière au sein de son œuvre, et cela ne tient pas uniquement au fait que Maciunas y a travaillé inlassablement sur une période de plus de vingt ans. Il avait parfaitement conscience de leur valeur sur le plan historique, car il s’intéressait à la visualisation du savoir, et pas seulement en tant que graphiste »→ 111
Le regard mouvant (mise en relation, associations mentales, etc) – que ce soit celui du cinéaste, du graphiste ou du regardeur-spectateur – sur les images leur permet d’acquérir également une mobilité, une errance. Cette mobilité de l’image, permise par le regard mouvant mais aussi par l’Histoire, nous amène et nous transpose dans une nouvelle temporalité et une nouvelle spatialité : « L’image a donc cette faculté de créer des mondes parallèles dans lesquels elle nous entraîne soit par une confrontation de différentes temporalités (entendre courants artistiques et périodes historiques), soit par des stratagèmes visuels liés à sa construction qui nous font nous égarer en son sein, de sorte que le regard caresse l’image, ou qui nous emporte ailleurs, résultat de l’imagination qui s’évade. »→ 112.
Les processus mis en action seraient-ils seulement des démarches plastiques, esthétiques ? Ou bien des démarches intellectuelles stratiphiées pour appréhender, comprendre, organiser le monde, l’Histoire ? L’image, bien que plurielle, serait-elle, à elle toute seule, un dispositif polymorphe doté d’un pouvoir de métamorphose ? Et si ces auteurs pluridisciplinaires et producteurs d’images n’étaient que des iconographes ?
DYSPOSITION
À l’origine, l’atlas est un phénomène cartographique remontant au XVIe siècle, renvoyant à un ensemble de cartes réunies selon un plan préconçu. Visant une forme d’exhaustivité, ce dernier s’ouvre dès le XVIIIe siècle à d’autres champs de la connaissance et du savoir→ 113. Depuis plusieurs années, l’atlas rencontre une popularité inédite, que ce soit dans le contexte des études visuelles ou dans le domaine de l’art contemporain. Ce terme désigne à présent des recueils d’images et de documents – graphiques le plus souvent – organisés sous forme de planches et joints à un ouvrage de façon à en faciliter la compréhension. Il s’agit de collections – comme « objet intellectuel »→ 114 – d’images dont le but est de nous révéler une pluralité complexe liée par des « affinités électives », pour emprunter la formule de Goethe. Cette redécouverte de l’atlas est en partie due à la traduction des travaux de l’historien de l’art allemand Aby Warburg, notamment de son Atlas Mnémosyne, testament méthodologique et appareil surprenant qui se veut témoin de la migration et de la survivance des images, c’est-à-dire la compréhension de l’art par le biais de la mémoire inconsciente de celles-ci. Le graphiste, en ce sens, voyage dans cette survivance des images et participe à leur migration en faisant communiquer diverses disciplines artistiques dans un même espace – affiche, édition, etc – ce qui à pour effet de perpétuer les thèmes figuratifs centenaires de la pratique picturale. Il se balade dans les strates temporelles, que lui offre notamment Internet et la survisibilité doublée par le surnombre des images. L’émergence de l’outil et du format numérique deviendra un véritable support quant à la création et la production dans la pratique du design graphique, en faisant une discipline hybride (graphiste-archéologue, graphiste-géologue, etc) comme nous avons pu le voir précédemment. Le graphiste, alors, opère à une remédiation des images, il les change, les transpose dans un autre média.
« En d’autres termes, le design, ça compte : plus qu’un simple choix esthétique, il joue en fait un rôle essentiel dans le succès et la pérennité des travaux de recherche à l’ère du numérique »→ 115
Pour Georges Didi-Huberman, l’atlas serait une mise en scène du savoir, une forme spécifiquement visuelle du savoir dont « l’affinité produit une connaissance infinie (jamais fermée) et étrange »→ 116. Cet outil visuel doit être arpenté du regard et permettre ainsi de découvrir des liens, d’explorer, d’analyser, de découvrir une connaissance traversière qui se fait grâce au montage mental – soutenue par l’imagination. Permettant de donner forme à des relations multiples et de faire voir autrement (comme le souhaitait Aby Warburg), l’atlas est une forme qui peut accueillir, assembler des éléments hétérogènes matériels et temporels, c’est d’ailleurs ce qui permet l’opération de montage mental, de pensée compositionnelle. Ces éléments hétérogènes relèvent en fait d’une anachronie car ils éclatent la chronologie : l’atlas joint des objets qui habituellement ne le sont pas, nous sommes face à un temps discontinu et non linéaire.
« Pour transmettre l’histoire, ne faut-il pas tenir compte du temps immobile que réserve le présent ? Accepter une autre temporalité qui annule l’anachronisme ? »→ 117
Pour Theodor Adorno, l’interpolation des éléments hétérogènes et des types d’éléments même – croisant diverses disciplines – donne lieu à un « effrangement des arts »→ 118. Les connexions, ou déplacements, nous paraissent subtils puisque les objets étant extraits de leur « espace normal [...] ne cesse[nt] de courir, de migrer d’une temporalité à l’autre »→ 119.
« Il me semble évident que l’image n’est pas au présent. [...] L’image même, c’est un ensemble de rapports de temps dont le présent ne fait que découler, soit comme commun multiple, soit comme plus petit diviseur. Les rapports de temps ne sont jamais vus dans la perception ordinaire, mais ils le sont dans l’image, dès qu’elle est créatrice. Elle rend sensibles, visibles, les rapports de temps irréductibles au présent »→ 120
En fait, l’atlas détache les images, les documents du système discursif dont ils sont sujets. Ce détachement se fait grâce à un acte de déconstruction puis de remontage – semblable au processus de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) du cinéma – c’est-à-dire à mieux exposer, digérer ces éléments, à prendre position en cherchant à savoir par le biais d’un mode d’observation, car « pour savoir, il faut savoir voir »→ 121.
Si, comme le dit la réalisatrice et critique Ruth Berlau, « pour savoir, il faut savoir voir », il y a là également quelque chose qui relève du prévoir, de « l’initiation à la vision »→ 122 car l’efficience de l’acte de montage et de l’atlas repose sur la mémoire, ou, comme le dit Georges Didi-Huberman, « un langage en image de l’événement ». L’événement – ce qui appartient à l’Histoire et donc à la mémoire – cache d’une certaine manière un réseau, une étendue qui doit augmenter les perspectives (les savoirs) de façon heuristique, nous faire arpenter des détours et des seuils→ 123. Pour ce faire, il faut opérer à une distanciation, pas dans le sens d’éloigner ou de mettre à distance mais plutôt dans celui de montrer, de prendre du recul pour mieux faire apparaître (comme par exemple George Maciunas avec ses diagrammes). Distancier, c’est avoir un regard critique sur les choses et les événements, c’est aussi démonter un ordre ou une réalité (pré)établie (figure du graphiste-auteur). Il s’agit de voir les intervalles, la connaissance se fait alors par des chemins de traverse – par l’étrangeté donc – puisque ces chemins nous ne les pratiquons pas d’ordinaire, ils contestent les autres chemins et offrent une nouvelle réalité – une nouvelle vision.
« L’étranger comme l’étrangeté ont pour effet de jeter un doute sur toute réalité familière. Il s’agit, à partir de cette mise en question, de recomposer l’imagination d’autres rapports possibles, dans l’immanence même de cette réalité. C’est encore cela distancier : faire apparaître toute chose comme étrange, comme étrangère, puis tirer de cela un champ de possibilités inouïes »→ 124
Ainsi, ces chemins de traverse – l’étrangeté – amènent à une expérience inédite de représentation, à une plus grande sensibilité face au réel qui va nous permettre de voir autrement, de voir ces intervalles, « l’étrangeté des images nous livre à un excès de la connaissance » dit Georges Didi-Huberman, et il ajoute que « manier les images, c’est accepter le risque d’un tel funambulisme toujours menacé de chute ». C’est, en somme, le travail du graphiste, qui vient faire dialoguer des images – purement visuelles, ou bien textuelles, ou bien les deux à la fois – en nombre, alors elles s’activent, elles jaillissent et happent notre regard. Une expédition heuristique intérieure et mentale – voire imaginaire – tout en liens et en associations . C’est ce que le dispositif de l’atlas permet, un choc, une confrontation, un conflit des hétérogènéités. Selon Georges Didi-Huberman, l’atlas « dyspose », c’est-à-dire démonte l’ordre – spatial, temporel, qui ignore toute hiérarchie et envisage les choses sur un même plan – des éléments pour les comprendre dans une « dialectique des formes ». Dialectique qui, pour Hegel, est la méthode absolue du savoir, la manière ultime d’établir la vérité, car pour lui, elle est la structure même des choses. Cette dysposition va générer une méthode de connaissance par une opération de montage et de pensée plurielle, transdisciplinaire. L’atlas se sert de matériaux principalement visuels pour mettre en action une « imagination opératoire »→ 125 amenant à une pensée nouvelle, expérimentale et provisoire de par sa nature même car modifiable et en mouvement, autrement dit, il faut être dialecticien au sens où l’entendait Walter Benjamin, être à la fois regardeur, destructeur/démonteur, monteur, photographe, en bref, être manipulateur d’images et d’événements.
« L’image serait donc à penser comme « étincelle » (c’est bref, c’est peu) d’une « vérité » (c’est beaucoup), contenu latent « appelé un jour à dévorer » l’ordre politique établi (c’est, éventuellement, efficace). Le montage, en tant que prise de position tout à la fois topique et politique, le montage en tant que recomposition des forces nous offrirait ainsi une image du temps qui fait exploser le récit de l’histoire et la disposition des choses. Or, dans la brèche ouverte par cette explosion, cette image – depuis la captation du visible dans le cinéma jusqu’au dispositif de montage – « nous ouvre l’accès à l’inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l’accès à l’inconscient pulsionnel ». Façon de dire qu’elle réexpose l’histoire à la lumière de sa mémoire la plus refoulée comme de ses désirs les plus informulés »→ 126
Le dispositif de l’atlas, des « images au travail » comme le dit Teresa Castro, est polymorphe de par cette action de déstructuration puis de (re)montage, ce travail de dysposition. Aussi, chacun ayant un système d’assemblage ainsi qu’un bagage culturel qui lui est propre, l’atlas se retrouve être un outil très personnel puisqu’il rend compte de notre cheminement – ou heuristique – interne, intime, il va donc engendrer différentes formes matérielles.
Habituellement, l’atlas prend corps à travers la forme du livre, car maniable et consultable, mais aussi parce que cette forme découle d’une tradition historique qui remonte aux origines de l’atlas. Dans le champ de l’art et du design graphique, bon nombre d’auteurs se sont intéressés à l’atlas, tendant vers un dispositif créatif. Joost Grootens, architecte hollandais de formation, met à profit, dans sa pratique du design graphique, son esprit structuraliste quant à l’organisation de données et d’informations en continuelle expansion. Il conçoit ainsi des cartes et d’autres formes de visualisation dans un but de transmission : « Une carte n’est qu’une représentation graphique, tandis qu’un atlas et une source d’information à la fois riche et dense. Un atlas est un système d’information essentiellement graphique et visuel. Il fait appel à des cartes, à des couleurs, à des données, à des illustrations, parfois à des photographies, pour tenter de relier ces différentes sources d’information entre elles. Son caractère visuel permet de communiquer avec le lecteur d’une manière différente d’une communication dans laquelle on utilise uniquement du texte. En présentant d’abord l’information de manière graphique, l’atlas offre une « lecture » plus intuitive. L’atlas est un outil de connaissance, c’est ce qui me plaît dans ce format. Un atlas ne raconte pas une histoire, il permet au lecteur d’entrer en interaction avec l’information et de s’y frayer son propre chemin. De ce point de vue, c’est un format très contemporain. »→ 127 . Bien que les atlas de Joost Grootens soient surtout géographiques ou en rapport avec cette discipline – et qu’il ne compose pas avec des images – le fait qu’il la croise, la recoupe avec d’autres types d’informations amène ses productions au concept de forme visuelle du savoir initié par Aby Warburg. C’est même un cas remarquable d’atlas contemporain. La formation en architecture du graphiste hollandais lui permet de créer de véritables « systèmes d’information » comme il le dit lui-même : « Ce sont des structures cohérentes de données qui permettent au lecteur de traiter l’information de différentes manières. »→ 128. De plus, Joost Grootens transpose l’architecture à l’objet-livre – mais le design éditorial n’est-il pas une architecture ? La forme de l’objet-livre est prédominante dans les travaux du graphiste, d’ailleurs, il dit toujours « je fais des livres » et non pas « je suis graphiste ». Pour ce faire, il élabore une écriture – visuelle – singulière, et ce dès ses premiers livres, basée sur le dessin d’architecture, travaillant l’épaisseur des lignes, les couleurs ou encore les motifs : « Un livre de cartes peut devenir un atlas grâce à la création d’un langage cohérent entre toutes les cartes et d’un système complet d’information. On peut par exemple proposer au lecteur plusieurs points d’entrée et des liens vers d’autres informations grâce à des index graphiques. »→ 129. En fait, Joost Grootens rebâtit, repense l’architecture du livre pour chaque projet, pour lui il est important de produire, ce qu’il nomme, des « objets contemporains » étant donné que ces objets « s’adressent à un lecteur vivant dans le présent ». De plus, sachant que le « lecteur » est en mesure d’obtenir des données et informations par différents outils – notamment numériques et connectés – le graphiste cherche à inclure dans ses productions ces outils qui fournissent une autre approche d’accès à l’information.
« Je trouve que nous vivons une époque passionnante. L’ère numérique a créé une explosion des données. Je pense que c’est aux artistes et aux designers de créer de nouveau langage visuel pour faciliter la compréhension de ces quantités phénoménales d’informations qui nous entourent. En tant que designer, je cherche à contribuer à ces nouvelles manières de lire l’information en abondance. La solution que je propose est de transformer les données en images et en couleurs, car je pense que cela déclenche des modes de lecture subconscients. Dans la plupart de mes livres, j’ajoute des index visuels qui ouvrent de nouvelles voies pour aborder l’information. En la rendant visuelle, j’offre au lecteur une lecture différente, plus intuitive »→ 130
L’objet-livre semble alors être dans un même temps un genre de matrice de travail autant qu’un outil, un dispositif de réflexion.s – de l’objet en lui-même et de ce qu’il contient. En cela, le livre de Yann Sérandour, Inside the White Cube – Édition palimpseste réalisé avec Jérôme Saint-Loubert Bié, est représentatif. En effet, les textes de Brian O’Doherty sur le White Cube sont ici regroupés dans un seul et même ouvrage, des espaces blancs – vides donc – sont conservés et présentent une sélection des travaux de Yann Sérandour. Cette espèce de monographie parallèle renvoie et fait écho presque directement aux écrits de Brian O’Doherty : « Il apparaît des effets de ricochets entre le contenu des pages de la version française de White Cube et la présentation du travail de l’artiste. [...] Deux ans avant la publication de l’Édition palimpseste, Yann Sérandour avait réalisé une proposition tautologique consistant à réaliser un coffret en carton blanc, un cube parfait, destiné à recevoir le nombre d’exemplaires de l’édition américaine d’Inside the White Cube nécessaire à remplir le cube. L’œuvre a été présentée au Palais de Tokyo en 2008 et certains livres ont été volés à cette occasion. Une série de photographies de l’œuvre, dont l’intégrité était alors altérée, a été réalisée pour le constat d’assurance. Ces visuels ont été confondus avec les photographies officielles au moment de l’édition de la publication annuelle du Palais de Tokyo. [...] L’artiste a reproduit la page de l’ « étourderie » et l’a glissée dans le tirage de tête de l’Édition palimpseste. »→ 131. Inside the White Cube – Édition palimpseste est donc bien sous certains aspects une matrice de travail, servant le propre travail de Yann Sérandour. Celle-ci rentre dans un outil plus vaste qui est celui du dispositif réflexif. L’artiste, en passant par le spectre des textes de Brian O’Doherty – mais aussi de ses propres travaux – se place dans une méditation, un questionnement quant à son statut d’artiste et à celui de sa pratique : il s’introduit au sein d’une histoire de l’art. La conception du livre en elle-même relève cela, principalement grâce au travail de strates mis en action.
On retrouve, comme nous l’avons dit, les textes de Brian O’Doherty sur le White Cube, regroupés dans un seul et même ouvrage, de plus, ses textes sont également synthétisés dans leurs formes : les articles publiés dans la revue américaine Artforum entre 1976 et 1986 (3 essais) dans leur langue originale pour le format, l’anthologie (4 essais) des textes publiée en 1999 pour les aplats blancs sérigraphiés par dessus la publication (« procédant par effacement et recouvrement »→ 132), et l’édition traduite en français de 2008 pour le papier et les images. Un texte d’intention de Jérôme Saint-Loubert Bié au début de l’ouvrage nous renseigne sur « l’origine et les principes de la publication sous-tendus par un principe majeur et central de l’œuvre de Yann Sérandour, c’est-à-dire les intérêts de l’artiste pour « la lecture et le livre » ainsi que sa démarche « interstitielle et mimétique ». Avec ce projet de publication, Yann Sérandour propose une mise en œuvre de ce qu’il désigne comme une lecture relationnelle, c’est-à-dire répondant au principe connu de tout lecteur : un livre renvoie toujours, et infiniment, à d’autres. Il s’agit de différentes versions d’un seul et même texte. »→ 133. Cette conception en strates, « par fragmentation, découpage et superposition » dirait Céline Chazalviel, permet à Yann Sérandour et Jérôme Saint-Loubert Bié d’opérer en profondeur quant au travail de circulation des textes de Brian O’Doherty, cela permet aussi de les réactiver et de les insérer dans un contexte contemporain. En outre, l’architecture complexe des pages et des couches successives amène Inside the White Cube – Édition palimpseste vers une expérience de lecture : nous n’avons pas affaire à un espace plat, mais à une épaisseur, spécifique à une « séquence spatio-temporelle »→ 134, le livre devient alors un objet-mémoire. En fait, la conception du livre en lui-même est une réflexion sur l’objet-livre : « Les formes éditées s’affirment comme autonomes voire comme un substitut de l’espace tridimensionnel. [...] Si le livre est bien entendu un lieu pour l’art, il devient le lieu lorsque son format et ses usages font partie de la position artistique. Ainsi, il permet une synthèse et donne le rythme aux éléments qu’il unifie et, en ce sens, est un espace dans lequel le lecteur dessine un parcours. Cet espace peut se concevoir dans une absolue indépendance de l’espace d’exposition voire comme une alternative à celui-ci. »→ 135.
« L’artiste est aujourd’hui un chercheur et comment le processus créatif de l’artiste-chercheur peut être partagé avec le public grâce à, et dans, l’objet éditorial. [...] Le livre est affranchi, autonome du format d’exposition : une publication permet de rendre comptes des processus qui pourraient échapper à la lecture d’un accrochage dans un espace »→ 136
La collection comme méthode – « index[ée] selon des critères [...] cumulatifs »→ 137 de documents hétérogènes – via l’atlas est très présente chez le peintre allemand Gerhard Richter. Ce dernier commença son Atlas dès le début de sa carrière dans les années soixante. Il le montra pour la première fois en 1972 sous la forme d’une exposition qui comportait un corpus de 315 images. Aujourd’hui il comprend plus de 6000 photographies, coupures de journaux, albums, etc, et est régulièrement montré, soit sous forme d’exposition.s, soit sous forme de livre.s. Son Atlas est un outil, c’est avec ces images de tous genres que le peintre compose ses toiles. En tant que spectateur, il nous permet de pénétrer son univers, de comprendre et son work-in-progress – suivre au fil des années et des images les problématiques et les sujets abordés – ainsi que l’importance de la photographie dans son travail. Les publications de cet Atlas, avec tous ses éléments hétérogènes, sont un très bon exemple d’atlas-livre.s : elles sont conçues et éditées par le peintre, et donc se trouvent être de purs instruments heuristiques propres à ce dernier, c’est-à-dire la mise en scène de son savoir que nous, regardeurs-spectateurs, arpentons du regard et qui nous permet de construire du sens – procédure génératrice – bien qu’à l’origine, son Atlas n’était pas un atlas-livre mais plutôt un agencement spatial et scénographié de ses images.
L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg pose cette question des rapports entre les différentes formes de l’atlas, d’autres espaces de mise en scène (la mise en page en design éditorial) visuelle du savoir, comme celui de la bibliothèque que nous verrons plus tard. En fait, Aby Warburg refuse une lecture plane des images ou éléments, c’est pourquoi l’atlas est d’autant plus opérant lorsqu’il circule entre différentes formes – accrochage, objet-livre, etc – qui induisent différentes façons de voir. À l’instar de l’objet-livre Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale d’André Malraux, l’atlas, de par sa polymorphie, se retrouve être le manifeste de son propre dispositif – par le dispositif même. Dans son ouvrage Atlas, ou le gai savoir inquiet, Georges Didi-Huberman questionne longuement les dimensions esthétiques et épistémiques de cette forme « savante du voir »→ 138, prenant pour objet d’étude cet Atlas Mnémosyne. L’historien Aby Warburg attachait, avec de petites épingles, ses images sur un châssis recouvert d’un tissu noir, il photographiait ensuite l’ensemble afin d’obtenir une planche pour l’Atlas. Après cette opération, Aby Warburg démantelait toute la configuration et composition des images et composait un autre ensemble qui établirait de nouvelles relations entre les formes représentées : « Marquées de lettres au lieu de numéros, les trois planches introductives [de l’Atlas Mnémosyne] avaient peut-être pour objet de circonscrire l’un des thèmes. La première présente la carte du ciel avec les constellations, une carte de l’Europe où figurent les endroits qui jouèrent un rôle dans la transmission de la tradition astrologique, et enfin un arbre généalogique des Médicis que Warburg avait utilisé lors de ses conférences sur les fêtes européennes à thème historique. Avec la seconde planche, nous entrons davantage in medias res puisqu’elle est consacrée au thème du macrocosme et du microcosme, à l’univers conçu à l’instar du corps humain et à la polarité inhérente à cette idée – la vision mystique de Hildegarde de Bingen opposée aux instructions pour les saignées des almanachs des barbiers où figurent les projections des signes du zodiaque sur le corps ; puis, de nouveau, sa sublimation dans la notion de proportion harmonieuse d’après laquelle Léonard de Vinci et Dürer illustrèrent la figure d’un homme inscrit dans un cercle, que l’on doit à Vitruve. Les deux dernières images montrent l’influence des planètes sur le corps et sur la main selon Agrippa de Nettesheim, un contemporain de Dürer. L’idée d’harmonie cosmique serait reprise sur la planche suivante à travers des rappels visuels de la dégradation de cette pensée profonde dans les horoscopes et de sa glorification dans les théories de Kepler grâce auxquelles l’homme parvient à comprendre les lois du ciel. »→ 139
Son objectif était de mener une histoire comparative de l’art basée uniquement sur l’image. C’est d’ailleurs ce qui fait la particularité et la singularité de son œuvre qui renouvelle les conditions de lecture et d’interprétation des images. La collection – titanesque – est à l’origine de ce travail singulier. « L’éducation de son œil »→ 140 lui a permis d’« instaurer sa propre règle », son classement dans un premier temps, puis la mise en relation des images les unes avec les autres d’une manière inédite pour l’époque – et même encore aujourd’hui. Aussi, pour Georges Didi-Huberman→ 141, l’Atlas Mnémosyne est l’acte de mémoire par excellence, car en plus d’imposer sa propre temporalité – et de faire se confronter des temporalités, des arts et des matériaux documentaires très divers, cet « effrangement » dont parlait Theodor Adorno – on y retrouve ces notions de transmission, de témoignage et d’héritage. On va même au-delà de l’acte de mémoire puisque aujourd’hui encore des chercheurs tentent de continuer l’œuvre de Warburg, d’en démêler les nombreuses complexités, de la comprendre. Ces tentatives reviennent en fait à décortiquer un homme et son système de pensées lui-même, car il s’agit ici d’une transposition totale de l’historien dans sa collection et son œuvre.
Si habituellement la forme du livre est celle adoptée par l’atlas, il n’est pas illogique que la bibliothèque en soit aussi, par extension, une autre forme possible. La bibliothèque est également un instrument heuristique dans le sens où il s’agit d’un montage, d’une disposition spatiale du savoir : c’est une mise en scène personnelle, un montage mental transposé à un espace. Nous passons d’un dispositif mental à un dispositif matériel, pour ensuite revenir sur un dispositif mental, autrement dit, nous savons de quels ouvrages nous disposons, que mentalement un rangement par association, par relations multiples se fait, ce rangement est alors appliqué physiquement à notre bibliothèque et à nos livres, et une fois accompli, nous portons en nous cette carte mentale de rangement ainsi que ces mises en relations. Et ce même si notre bibliothèque se trouve être organisée d’une façon plus conventionnelle, par ordre alphabétique par exemple, car nous avons d’une certaine manière scénographier cet espace qu’est notre bibliothèque. Aby Warburg a passé la fin de sa vie à constituer et construire l’Atlas Mnémosyne. Ce dernier est l’aboutissement de recherches colossales, et fut conçu en étroite relation avec sa bibliothèque riche de près de 60 000 volumes et de plus de 25 000 photographies. Cette bibliothèque, initialement ouverte en 1926 à Hambourg puis déplacée à Londres, présentait un classement reposant sur les grands thèmes auxquels travaillait Aby Warburg – principe qu’il a repris pour l’organisation des planches illustratives de l’Atlas.
Aussi, le principe de l’atlas induit une hiérarchie circulaire entre l’atlas lui-même, l’archive et la collection, qui se nourrissent, s’activent, travaillent les uns les autres. C’est, en outre, pourquoi, malgré la forme dominante de l’ atlas-livre, cette hiérarchie permet et dote l’atlas d’un pouvoir de polymorphie. En plus de l’atlas-bibliothèque, il existe un autre espace, celui de l’atlas-atelier. Francis Bacon, peintre moderne britannique de la violence, de la cruauté et de la tragédie qui traversa le XXe siècle, s’installe en 1961 dans une maison de deux étages à Londres où il aménage son atelier dans une petite pièce située au premier. Ce dernier – jamais nettoyé – est encombré de tubes de peintures vides, de livres, de revues, de journaux, de photographies, d’un amas tâché et sale qui prend possession de la pièce et qui constitue son paysage visuel. Un thème est pourtant récurrent : Francis Bacon est, certes, un collectionneur compulsif d’images, mais ces images ont toujours trait à la figure humaine. Ainsi, le peintre puise autant au cinéma qu’à la photographie, en passant également par des œuvres d’art et des modèles.
« C’est ainsi qu’il emprunte au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein l’image du visage hurlant qu’on retrouve dans maints tableaux, ou bien qu’il s’inspire directement du Portrait d’Innocent X de Velázquez pour la série des Papes. Néanmoins c’est la photographie qui représente la référence permanente dans la peinture de Bacon, notamment les célèbres albums de E.Muybridge (The Human Figure in Motion et Animals in Motion), dont dérive entre autres l’image angoissante de l’enfant paralytique qui se traîne dans une pièce vide ; la référence à Muybridge est d’ailleurs explicitée par le titre même de certains tableaux (After Muybridge, Woman emptying bowl of water and paralytic child on all fours, 1965) »→ 142
Comme nous avons pu le voir à plusieurs reprises, la photographie a amené avec elle une capacité et une puissance jusqu’alors sans pareil : « C’est ici que « la photographie intervient […] d’une manière extrêmement remarquable », rappelle Benjamin. Par ses possibilités techniques de cadrage (c’est-à-dire de décadrages), de mise en série et de fragmentation (c’est-à-dire de démontages et de remontages), la photographie rend visible ou, plutôt, illumine tout un monde « où des analogies, des rencontres d’événements inconcevables se trouvent portées à l’ordre du jour ». Benjamin nomme cela une capacité de lyrisme – à condition de bien voir en quoi ce lyrisme et cette illumination, désormais, relèvent d’une possibilité ouverte par le médium photographique, cet automatisme de reproduction et d’objectivité. D’où l’aspect tout à la fois fantasmatique et documentaire, mémoriel et révolutionnaire […]. »→ 143.
L’atelier de Francis Bacon, complètement invraisemblable et étrange, est une forme d’atlas atypique. Normalement, il sous tend un ordre, une organisation, un classement, ici, nous avons affaire à un atlas syllogomane, presque un anti-atlas. Laura Malvano décrit comme suit les images retenues par le peintre, celles qui ne s’amoncellent pas au sol de l’atelier : « Isolées dans l’espace, tels des clichés d’une séquence cinématographique, les images perdent leur continuité de narration ou d’action. Elles sont « cadrées » et mises au point par un objectif imaginaire, qui impose au spectateur une séparation des temps physiques et psychologiques. ».
Les toiles de Francis Bacon peuvent être vues comme une transposition du dispositif d’accumulation de l’atelier, et l’atelier comme une transposition de la vision du monde du peintre. Comme pour Gerhard Richter ou Aby Warburg, nous avons affaire à une mise en scène du savoir – une prise de position – personnelle, à l’atlas comme outil et instrument de travail, mais surtout à une représentation de l’Histoire. Tous les trois associent des objets, des matériaux qui sortent des normes de classifications pour tirer partie de l’hétérogénéité de ces objets ou matériaux, ce qui permet à des aspects inaperçus du monde – de l’Histoire donc – et à notre mémoire inconsciente de se révéler. C’est le temps lui-même qui devient visible grâce au processus de montage : le pouvoir de voir le temps par le démantèlement qui sert à observer, comprendre, critiquer l’Histoire, à imaginer d’autres modèles possibles. Faire un atlas sous tend une reconfiguration et une redistribution des événements pour les rediriger, il s’agit de reconfigurer et redistribuer le Passé et le Présent pour rediriger l’Avenir, faire acte de transhistoricité.
« Il faut des images pour faire de l’histoire, surtout à l’époque de la photographie et du cinéma. Mais il faut aussi de l’imagination pour revoir les images et, donc, pour repenser l’histoire »→ 144
La collection d’images – et la création de ces dernières – est donc bien un outil, un appareil, une méthode. C’est un processus éminent et singulier dans les travaux respectifs des personnalités que nous avons vus, et malgré des méthodes et projets différents – par exemple, on peut souligner le fait que l’historien-philosophe et les deux artistes ont pour point commun la mise en place d’un outil heuristique singulier et expérimental qui repose sur l’assemblage de matériaux hétérogènes, sur une « affinité visuelle opérationnelle » comme le dirait Georges Didi-Huberman. Aby Warburg partageait déjà, à son époque, un engouement pour cette affinité, il est en quelque sorte le contemporain d’artistes d’avant-garde comme Kurt Schwitters, de cinéastes comme Dziga Vertov, d’écrivains qui se sont servis du montage, de poètes surréalistes comme Georges Bataille, et – bien sûr – d’auteurs dans les domaines de la création visuelle, du design graphique, etc. Aby Warburg et Gerhard Richter sont tous deux de grands collectionneurs d’images et de matériaux hétérogènes mais leur utilisation et le déploiement de leurs atlas sont tout à fait dissemblables : d’un côté nous avons un historien qui associe des images en vue de développer un appareil témoin de la migration et de la survivance des images par le biais de la mémoire inconsciente ; de l’autre, un artiste qui recueille, réunit, amasse, rassemble et dispose des images en vue de constituer un corpus de travail. De plus, tous deux ont leurs propres display quant à ces matériaux visuels, que ce soit dans l’espace du livre ou dans l’espace tout court. Francis Bacon serait d’une certaine façon l’intermédiaire – assez extrême tout de même – entre Aby Warburg et Gerhard Richter, celui qui amasse littéralement livres et images, composant sur ses murs des séquences préparatoires, celui qui représente le sillage, les sillons laissés par l’être humain et son histoire et, donc, qui met en place un outil mémoratif.
Michel Foucault appelait ces espaces de savoir.s – bibliothèques, ateliers, etc – des hétérotopies, soit des espaces de paradoxe, de crise et de déviance, des territoires abritant l’imaginaire dans lesquels est pratiquée une certaine liberté et où s’active des potentiels nouveaux. Ces hétérotopies, nous les retrouvons toujours aujourd’hui, peut-être pas dans le même degré d’intensité ni avec les mêmes ambitions, mais avec ce que les avancées technologiques ont pu nous apporter. Les lieux de savoir.s sont encore présents, avec ou sans ces avancées technologiques, et parmi eux se trouve l’atelier du graphiste, celui qui échafaude des solutions de communication visuelle, celui qui s’emploie à mettre en action des savoirs – des messages – grâce à des formes graphiques qui agiront sur les conditions de réception et d’acquisition. Le graphiste ne serait-il pas la combinaison d’un Aby Warburg, d’un Gerhard Richter et d’un Francis Bacon ? Son atelier ne serait-il pas l’hétérotopie réunissant tous leurs dispositifs, processus, outils, appareils ?
TRANSFERTS ET DÉCADRAGES
Dysposer est pour moi une manière de réouvrir ma pratique du design graphique. C’est un acte qui me permet de repenser sans cesse des formes, qu’elles soient visuelles, textuelles ou hétérogènes, mais c’est surtout un acte qui me permet de revoir, dans le sens de voir autrement. Ce processus non-figé me sert à poser ma pensée, et de faire évoluer – en même temps que mes lectures ou mes images s’accumulent – cette dernière ainsi que les formes qui en découlent. S’il y a beaucoup de questions dans ce mémoire qui ne trouvent pas complètement, ou pas du tout, de réponses, c’est que je n’en ai pas encore trouvé, ou plutôt que se sont des choses en devenir qui prendront corps un jour ou l’autre, au fil du procédé.
La collection, comme action de recueillir, de réunir, d’amasser, de rassembler, est nécessaire au concept de montage mental, au remaniement imaginatif donc, autrement dit, elle est indispensable pour mettre en place des dispositifs, des objets intellectuels visant à mettre en relation (par l’association, la distanciation ou encore la confrontation) des éléments hétérogènes. Elle permet alors de produire des outils ou des appareils – comme le dispositif de l’atlas – qui tendent à une appréhension et une compréhension du monde en passant par des chemins de traverse, par l’étrangeté. Convoquant ainsi des éléments de temporalités, spatialités et matérialités différentes, une charge mémorative s’amasse – par strates, couches, sédiments – qui amène ces outils ou appareils à devenir héautonomes, des dispositifs autonomes doublés par le souvenir. Ces dispositifs mis en place sont tous différents selon celui qui les emploie – cinéastes, artistes, historiens, graphistes, etc – mais ont pour point commun un pouvoir de polymorphie, c’est-à-dire une capacité à se métamorphoser eux-mêmes soit en passant d’un mécanisme à un autre dans un dessein d’évolution (à la manière d’une chenille qui passe par différentes phases pour devenir un papillon), soit en adoptant plusieurs dispositifs en même temps et en opérant à des allers-retours incessants pour s’augmenter et s’accroître (à la manière d’Aby Warburg qui voyage entre l’accrochage, la bibliothèque et le livre). L’auteur des objets intellectuels est lui-même doté d’un pouvoir de métamorphose, passant d’une discipline à l’autre, ou bien les incarnant toutes en même temps : auteur-graphiste / cinéaste / archéologue / historien / sémiologue / géologue / philosophe / stratège / anthropologue / sociologue / chercheur / chasseur-cueilleur / voyeur / etc. Comme nous avons pu le remarquer, de tels outils ou appareils sont en fait des formes visuelles (singulières) de la pensée dispersée, du savoir – pour reprendre encore une fois les mots de Georges Didi-Huberman – qui accordent aux images une indépendance, en partie grâce à une réactivation et une transformation (ou remédiation) de ces dernières par le producteur d’images. Ainsi, les images se retrouvent détachées de leurs contextes – elles dysposent – et cette abolition de leurs temporalités initiales leur confère une nouvelle temporalité : une sorte d’immortalité et d’universalité – une autonomie donc. L’utilisation de dispositifs autonomes, amenant les matériaux utilisés à le devenir également, supposent de ce fait une indépendance de l’auteur. Cependant ce dernier ne l’acquière que grâce à ses outils et appareils mis en œuvre, mais aussi grâce à un espace qui permette de les déployer, les essayer, les faire se manifester. Cet espace hétérotopique – terme employé par Michel Foucault lors de la conférence Des espaces autres en 1967 – et singulier peut être considéré, dans une certaine mesure, comme un outil plus vaste, englobant en ses murs les dispositifs car il relève de cette étrangeté dont nous parlions, ici d’un lieu autre (en grec, topos : « lieu » et hétéro : « autre ») et contracte ses propres lois qui ne sont pas celles de la société dans laquelle elle se situe – un lieu autonome donc. Il s’agit du territoire physique de création (en marge de la société et de ses lois) qui héberge l’imaginaire, c’est-à-dire de la transposition du territoire mental du créateur – de l’auteur – à l’échelle spatiale. L’auteur serait alors celui qui est capable, par le biais de son espace, de ses objets intellectuels et de ses productions, d’organiser, de rendre compte de la pensée dispersée. Un titan hybride, à la fois Mnémosyne et Atlas, qui porterait et activerait le monde par et dans son regard.
→ 1 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 2 Notes nouvelles sur Edgar Poe, Charles Baudelaire, 1857
→ 3 Que signifie désormais collectionner ? Collection, reproduction, multiplication, catégorisation à l’heure des arts numériques, Francis Rousseaux, Alain Bonardi, Revue So Multiples, No.04, 2010
→ 4 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 5 Collection : une typologie historique, Krzysztof Pomian, Romantisme , No.112, 2001
→ 6 The Space of Words. Montage des attractions, entretien avec Aurélien Froment, Christophe Gallois, Mudam editions, 2010
→ 7 L’intime. Le collectionneur derrière la porte, Gérard Wajcman, Patricia Falguière, Jean-Pierre Criqui, Fage Éditions, Collection Privées, 2005
→ 8 Fragments d’histoires de musées, Louis Marin, Cahiers du Musée national d’art moderne, No.17/18, 1986
→ 9 Ibid
→ 10 Collection : une typologie historique, Krzysztof Pomian, Romantisme , No.112, 2001
→ 11 Ibid
→ 12 Musée des monuments, Alexandre Lenoir, 1806
→ 13 Krzysztof Pomian
→ 14 Ibid
→ 15 Ibid
→ 16 Collection : une typologie historique, Krzysztof Pomian, Romantisme , No.112, 2001
→ 17 L’amour de l’art. Les Musées européens et leur public, Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Les Éditions de Minuit, Sens Commun, 1966
→ 18 La domestication de l’art. Politique et mécénat, Laurent Cauwet, La Fabrique Éditions, 2017
→ 19 Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Annick Lantenois, Éditions B42, 2015
→ 20 Ibid
→ 21 Ibid
→ 22 André Malraux, l’homme de la métamorphose, André Chastel, Le Monde, 24 novembre 1976
→ 23 André Malraux
→ 24 André Malraux : l’invention du musée imaginaire, Mouna Mekouar, Art Press No.24, 2012
→ 25 L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, Gallimard, Folio Plus Philosophie, 2008
→ 26 Walter Benjamin
→ 27 Le Musée Imaginaire, André Malraux, Folio Essais, 2015
→ 28 Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Critique, 2014
→ 29 Émission Hors-champs, Présentée par Laure Adler sur France culture, 2013
→ 30 André Malraux : l’invention du musée imaginaire, Mouna Mekouar, Art Press No.24, 2012
→ 31 Ibid
→ 32 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 33 André Malraux : l’invention du musée imaginaire, Mouna Mekouar, Art Press No.24, 2012
→ 34 Ibid
→ 35 Ibid
→ 36 André Malraux
→ 37 Mythologies personnelles, l’art contemporain et l’intime, Isabelle de Maison Rouge, Éditons Scala Collections, Tableaux Choisis, 2004
→ 38 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 39 Ibid
→ 40 La forme poétique du monde. Anthologie du romantisme allemand, Charles Le Blanc, Laurent Margantin, Olivier Schefer, Éditions Corti, 2003
→ 41 M/M (Paris) de M à M, Emily King, Éditions de la Martinière, 2012
→ 42 La Collection : pratique de la collection du design graphique en France, Adeline Abegg, Projet de recherche autonome, 2015-2016
→ 43 L’Origine du stockage de l’information, Francesco d’Errico, Pour la science, Hors-série, Octobre-janvier 2002
→ 44 Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Annick Lantenois, Éditions B42, 2015
→ 45 http://www.universalis-edu.com.ezscd.univ-lyon3.fr/encyclopedie/archives/#i_53663
→ 46 Françoise Hildesheimer
→ 47 http://www.universalis-edu.com.ezscd.univ-lyon3.fr/encyclopedie/archives/#i_53663
→ 48 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 49 Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Annick Lantenois, Éditions B42, 2015
→ 50 Ibid
→ 51 Les principes directeurs de l’évolution archivistique en question, Christian Lacombe, Archives vol.44, 2012-2013
→ 52 Ibid
→ 53 Les Mots et les choses, Michel Foucault, Gallimard, Collection Tel, 1990
→ 54 Les statues meurent aussi, Alain Resnais, Chris Marker, Ghislain Cloquet, 1953
→ 55 Essais d’iconologie : thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Erwin Panofsky, 1967
→ 56 Aby Warburg, Congrès internationale d’histoire de l’art, Rome, 1912
→ 57 http://www.universalis-edu.com.ezscd.univ-lyon3.fr/encyclopedie/erwin-panofsky/
→ 58 When is graphic design ? Quelques remarques nominalistes sur la définition d’une discipline, Vivien Philizot, Tombolo , 2014
→ 59 Ibid
→ 60 Ibid
→ 61 Ibid
→ 62 Au bord de la falaise. L’Histoire entre certitudes et inquiétudes, Roger Chartier, Éditions Albin Michel, Collection Bibliothèque histoire, 1998
→ 63 When is graphic design ? Quelques remarques nominalistes sur la définition d’une discipline, Vivien Philizot, Tombolo , 2014
→ 64 Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Annick Lantenois, Éditions B42, 2015
→ 65 https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_
visuel
→ 66 L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, Gallimard, Folio Plus Philosophie, 2008
→ 67 L’Œuvre d’art à l’époque de W. Benjamin. Histoire d’aura, Bruno Tackels, L’Harmattan, 2000
→ 68 Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Annick Lantenois, Éditions B42, 2015
→ 69 Ibid
→ 70 Ibid
→ 71 Le cinéma. Nature et évolution d’un art nouveau, Béla Balázs, Éditions Payot et Rivages, Petite Bibliothèque Payot, 2011
→ 72 Ibid
→ 73 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 74 Georges Didi-Huberman
→ 75 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 76 Georges Didi-Huberman
→ 77 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 78 Georges Didi-Huberman
→ 79 Le Vertige du funambule. Le design graphique, entre économie et morale, Annick Lantenois, Éditions B42, 2015
→ 80 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 81 Nul mieux que Godard, Alain Bergala, Cahiers du cinéma, Collection Essais, 1999
→ 82 Jean-Luc Godard :dictionnaire des passions, Jean-Luc Douin, Éditions Stock, 2010
→ 83 Georges Didi-Huberman
→ 84 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 85 L’Origine du stockage de l’information, Francesco d’Errico, Pour la science, Hors-série, Octobre-janvier, 2002
→ 86 Georges Didi-Huberman
→ 87 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 88 Georges Didi-Huberman
→ 89 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 90 Georges Didi-Huberman
→ 91 Passés cités par JLG, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2015
→ 92 Fragments, Friedrich Schlegel, Traduit par Charles Le Blanc, Éditions Corti, Collection En lisant, en écrivant, 1996
→ 93 Jean Dubuffet
→ 94 À propos d’Inside the White Cube – Édition palimpseste catalogue d’artiste de Yann Sérandour, Céline Chazalviel, Tombolo, 2015
→ 95 Tout le monde est graphiste, Yoann Bertrandy, DNSEP Communication, ESADS – Strasbourg, 2008
→ 96 La Vérité des images, Wim Wenders, L’Arche, 1997
→ 97 Le stratège et le stratigraphe, Tom Conley, Cinémas vol.16, 2006
→ 98 N › O › S › E : Nomadisme, voyages du regard dans l’image, Marjorie Ober , DNSEP Design graphique et interactivité, ESADHaR – Le Havre, 2016
→ 99 Tom Conley
→ 100 Le stratège et le stratigraphe, Tom Conley, Cinémas vol.16, 2006
→ 101 Gilles Deleuze
→ 102 L’image-temps, Gilles Deleuze, Éditions de Minuit, Collection Critique, 1985
→ 103 Le stratège et le stratigraphe, Tom Conley, Cinémas vol.16, 2006
→ 104 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 105 Ibid
→ 106 From Faktura to Factography, Benjamin H. D. Buchloh, October No.30, 1984
→ 107 Arno Peters
→ 108 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 109 Ibid
→ 110 Ibid
→ 111 Ibid
→ 112 N › O › S › E : Nomadisme, voyages du regard dans l’image, Marjorie Ober , DNSEP Design graphique et interactivité, ESADHaR – Le Havre, 2016
→ 113 Atlas : pour une histoire des images « au travail », Teresa Castro, 2013
→ 114 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 115 Ibid
→ 116 Quand les images prennent position, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2017
→ 117 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 118 L’art et les arts, Theodor Adorno, Co-traduit par Jean Lauxerois et Peter Szendy, Éditions Desclée de Brouwer, Collection Arts et esthétique, 2002
→ 119 Georges Didi-Huberman
→ 120 Deux régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, Gilles Deleuze, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2003
→ 121 Ruth Berlau
→ 122 Philippe Ivernel
→ 123 Georges Didi-Huberman
→ 124 Quand les images prennent position, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2017
→ 125 Bertolt Brecht
→ 126 Quand les images prennent position, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2017
→ 127 Joost Grootens, Construire des systèmes d’informations, Isabelle Moisy, étapes: Design graphique et culture visuelle, septembre-octobre, No.221, 2014
→ 128 Ibid
→ 129 Ibid
→ 130 Ibid
→ 131 À propos d’Inside the White Cube – Édition palimpseste catalogue d’artiste de Yann Sérandour, Céline Chazalviel, Tombolo, 2015
→ 132 Ibid
→ 133 Ibid
→ 134 Céline Chazalviel
→ 135 À propos d’Inside the White Cube – Édition palimpseste catalogue d’artiste de Yann Sérandour, Céline Chazalviel, Tombolo, 2015
→ 136 Ibid
→ 137 Transmettre l’histoire. Contribution du design à la production des savoirs, Sous la direction de Gilles Rouffineau, Éditions B42, 2013
→ 138 Georges Didi-Huberman
→ 139 Aby Warburg. Une biographie intellectuelle, Ernst Gombrich, Éditions Klincksieck, 2015
→ 140 La Collection: pratique de la collection du design graphique en France, Adeline Abegg, Projet de recherche autonome, 2015-2016
→ 141 Atlas, ou le gai savoir inquiet, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2011
→ 142 http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/bacon-francis-1909-1992/
→ 143 Quand les images prennent position, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, Collection Paradoxe, 2017
→ 144 Ibid
Tiphaine Lacroix ❘ Mémoire de DNSEP ❘ 2018 ❘ ESADHaR - Le Havre